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avril 28, 2023

ICOM Voices Le pouvoir de la co-conservation : la tribu Kamcing et le Musée national de la préhistoire

Jian-Wei Ciou and Hsiao-Chiang Wang

Chargé de recherche auprès de la Fondation ETSA pour la culture et les arts / Doctorante à l’unité de recherche UNESCO RILA

Mots-clés: co-conservation, pouvoir des musées, communauté indigène, tribu Kamcing.

Le pouvoir de la co-conservation : la tribu Kamcing et le Musée national de la préhistoire

Il est de plus en plus admis que les musées doivent placer au cœur de leurs priorités les besoins des communautés et agir comme des catalyseurs pour le changement. Cet article étudie une expérience de co-conservation effectuée par la tribu Kamcing et le Musée national de la préhistoire (le NMP), à Taïwan. En partageant ses récits, la communauté se trouve renforcée, et le musée tire profit de cet engagement local. Si cette expérience unique ne peut pas être répétée, son modèle de co-conservation ainsi que ses méthodes peuvent servir d’exemple à d’autres musées et communautés.

Les motivations de la tribu Kamcing

La tribu Kamcing occupe la région montagneuse de Taïtung, à Taïwan. Elle est aujourd’hui essentiellement composée des Bunun – l’un des groupes autochtones de Taïwan connu pour son riche patrimoine culturel, sa musique, son mode de vie unique – et de quelques autres groupes ethniques.

La formation de cette tribu ne s’est pas faite de façon naturelle ; elle a été forcée par le gouvernement colonial. Dans les années 1930, le gouvernement colonial japonais a obligé plusieurs tribus à se déplacer sur le territoire Kamcing pour des facilités de gouvernance. Cela a contraint de nombreuses familles à abandonner leur foyer et à perdre leur identité culturelle, ce qui a donné lieu à des souvenirs variés mais fragmentés au sein de cette tribu (Équipe de conservation de la tribu Kamcing, 2017 ; Ciou et al., 2020).

En 2017, plusieurs jeunes membres de la tribu ont pris conscience que cela faisait un siècle que leurs ancêtres avaient été déplacés à Kamcing. Bien que l’histoire de Kamcing ait été consignée dans des études ethnographiques ‒ et que la musique Bunun, le chant harmonique Pasubutbut, est connue sur le plan international ‒, il s’agit souvent d’une version homogénéisée et simplifiée. De nombreux membres de la tribu Kamcing se sont plaints qu’ils avaient été interviewés sans savoir qui s’adressait à eux et comment était transcrite leur histoire, ou si les personnes qui les interviewaient comprenaient réellement leur point de vue et leurs expériences. Le désir de contrôler leur propre récit a été la motivation principale de ce projet.

Fig. 1 Des membres de la tribu préparent le workshop visant à reconstruire les liens avec leurs familles. © Ciou

Un partenariat très bénéfique pour le NMP et pour la tribu

Le NMP a été chargé par le ministère de la Culture de mener le projet Local Context Knowledge Systems project (Systèmes de savoir de contexte local). Le NMP et la tribu Kamcing ont établi un partenariat visant à se renforcer mutuellement, dans un esprit de collaboration, sans hiérarchie. Le musée a servi d’intermédiaire et de facilitateur, fournissant les ressources et les méthodes de travail, tandis que la communauté contrôlait les récits et menait le travail de terrain. L’équipe de conservation conjointe a donné la priorité à l’implication et aux voix des différents participants, sans se soucier des résultats ou des indicateurs de performance, contrairement à l’approche habituelle de la gestion publique. Elle s’est attachée à présenter les histoires polyphoniques de la tribu Kamcing au lieu de se soucier du nombre croissant de visiteurs ou de la scénographie.

L’exposition Remembering and Returning Home [Se souvenir et rentrer chez soi], qui s’est tenue sur la place de la communauté, a été l’aboutissement du projet. Malgré sa durée très brève, cinq heures à peine, cette exposition a permis de présenter plus d’un siècle de l’histoire de Kamcing et la mémoire collective de ses tribus. Les membres de la communauté ont conçu tous les aspects de l’exposition en s’appuyant sur des investigations très poussées de l’histoire orale.


Fig. 2 Des membres de la tribu montent l’exposition. ©Ciou.

Fig. 3 Une femme de la tribu lit le récit de sa propre histoire. © Ciou.

Fig. 4 Des membres de la tribu et le personnel du musée. © Ciou.

Après l’exposition, qui a rassemblé presque toute la tribu, d’autres membres de la tribu Kamcing ont souhaité connaître l’histoire de leur famille. Des enquêtes et des programmes ont été réalisés afin d’amener les écoliers à rendre visite à leurs terres ancestrales. Des membres de la tribu ont consulté les archives historiques, illustré des arbres généalogiques, pris note des liens de parenté et des traditions de mariage puis reconstruit le système d’appellation Bunun en se basant sur le nom de génération du père et l’ordre de naissance des enfants. Cette démarche a également mené à l’exposition Where does my name come from ? [D’où vient mon nom ?] en 2019. Le système d’appellation Bunun a été de ce fait réadopté dans la tribu Kamcing, où les nouveau-nés sont désormais nommés en fonction de ce système. Certaines personnes ont retrouvé leur nom Bunun, ce qui a renforcé leur identité culturelle.

Par ailleurs, un membre de la tribu a légué son ancienne maison afin qu’elle serve d’espace pour les expositions et les rencontres. Cette maison vieille de 3062 ans abrite à présent une exposition permanente et sert d’espace commun pour la communauté tout en soutenant l’économie locale. Le musée géré par la communauté est devenu un lieu de rassemblement pour les habitants, un dépôt pour tous leurs récits et une clef qui permet aux visiteurs de comprendre cette tribu.

Fig. 5 Le conservateur de la tribu, Ibu, présentant leur histoire aux visiteurs. © Ciou.

Fig. 6 Le savoir existe pour tous désormais. © Ciou.

Les résultats du projet de la tribu Kamcing

Ce projet mené en collaboration reconnaît l’importance des traditions et du savoir culturel de la communauté, souvent transmis oralement et à travers des expériences personnelles, plutôt que par des sources académiques ou institutionnelles. En se réappropriant leur patrimoine culturel, les membres de la tribu acquièrent un sentiment de fierté et de possession de leur histoire commune et de leurs traditions. Cela renforce, en définitive, les liens sociaux et encourage la cohésion de la communauté, permettant aux individus de retrouver le sens de l’identité de groupe.

La co-conservation est une pratique qui peut apporter des changements déterminants, à la fois pour les musées et les tribus. Après ce projet, le NMP a adopté des approches plus inclusives vis-à-vis de la recherche et de la conservation. Le peuple Kamcing, quant à lui, a acquis la capacité de rendre compte et d’interpréter son histoire et son point de vue. Il continue de prospérer, tout en démontrant la valeur des musées autochtones qui préservent la mémoire et créent des systèmes de savoir pour l’avenir.

Cette pratique conçoit les musées comme un moyen de démocratiser l’autorité sur le savoir et de relier les communautés à leur terre, conférant ainsi à ces institutions la force nécessaire pour favoriser des changements positifs.

Remerciements

Nous tenons à remercier tout le peuple Kamcing, les conservateurs Ibu Istanda Takiscibanan et Song-En Lin ainsi que la directrice Chang-Hua Wang du NMP et la professeure Yu-Fen Lee, qui ont consacré d’importants efforts à ce projet.

Références

Équipe de conservation de la tribu Kamcing, Exposition du centenaire de la tribu Kamcing (2017). Disponible sur : https://sites.google.com/view/kamcing-taitung/ (consulté le 13 mars 2022).

Ciou, J. et al. (2020). ‘練習, 一起走一段: 練習, 一起走一段: 博物館與地方的N種可能’ [Practice together: N possibilities for museums and places]. Nation Museum of Prehistory.