Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

Chiara Perez

Elève conservatrice du patrimoine (spécialité musées) à l’Institut national du patrimoine (France)

Mots clés : action culturelle, associations, champ social, médiation, publics éloignés

 

« Champ social », « public éloigné ou empêché » : les terminologies pour désigner les personnes n’ayant pas l’habitude de fréquenter les musées sont nombreuses. Outre ces individuels, que les institutions tentent de plus en plus de convaincre de franchir leurs portes, les associations, que leurs missions premières soient ou non culturelles, sont désormais concernées par un volet des politiques des publics.

Comment les bénévoles emmènent-ils des bénéficiaires au musée ? Comment les institutions peuvent-elles les aider ? En tant qu’élève conservatrice de musée et bénévole à la Croix-Rouge, je souhaiterais exposer ce double point de vue en m’appuyant sur le travail de la Croix-Rouge parisienne.

 

L’action culturelle à la Croix-Rouge

La Croix-Rouge française à Paris compte dix-huit unités locales qui fonctionnent indépendamment pour l’organisation d’actions de proximité, tandis que la délégation territoriale de la Croix-Rouge gère celles de grande ampleur. Les actions menées sont variées, et plus ou moins nombreuses selon les unités locales : secourisme et formations d’une part, action sociale d’autre part – maraudes, aide alimentaire et vestimentaire, cours de français langue étrangère (FLE), aide aux devoirs…

La culture n’est pas une mission structurelle de la Croix-Rouge ; cependant, l’action culturelle s’est spontanément développée en complément d’autres dans de nombreuses unités locales, à une fréquence allant d’une action par an à une par semaine, jusqu’à se constituer en action à part entière dans une unité locale avec une équipe de bénévoles dédiée.

C’est principalement pour les apprenants FLE, pour beaucoup récemment arrivés en France et en situation précaire, que sont organisées ces actions, certains bénévoles considérant même les sorties comme des prolongements des cours. Plusieurs unités locales de la Croix-Rouge emmènent au musée des enfants, bénéficiaires de l’aide aux devoirs ou via d’autres associations, et certaines emmènent des personnes aidées par l’épicerie solidaire, des mineurs non accompagnés ou des collégiens.

Ces activités culturelles sont multiples : sorties dans un musée ou site patrimonial, promenades dans Paris, découvertes de médiathèques, projections de films, sorties à l’opéra ou au théâtre (avec des places obtenues par la délégation territoriale via des partenariats), ateliers de pratique théâtrale…

 

Au musée !

Les sorties au musée demeurent parmi les plus plébiscitées par les bénévoles et les bénéficiaires. Les institutions visitées sont tant des lieux emblématiques, comme le Louvre ou le musée d’Orsay, que des musées de plus petite taille, comme la maison de Victor Hugo pour étudier cet auteur avec les apprenants FLE. Pour les sorties avec les enfants, l’approche est légèrement différente : il s’agit de sélectionner des thèmes et lieux marquants, dans lesquels des jeux et activités pourront aisément être proposés.

Les bénévoles font appel à un médiateur du musée, pour une visite guidée ou un atelier, ou animent eux-mêmes la visite. Certains préfèrent simplement encadrer leur groupe, laissant les bénéficiaires découvrir les collections à leur rythme en indiquant ponctuellement un élément. D’autres fournissent un important travail de préparation pour proposer une médiation, voire créer des livrets jeux ou des dossiers pédagogiques. Quelques bénévoles mettent à profit des formations destinées au champ social dispensées dans certains musées (par exemple, au musée du Louvre, pour apprendre à « prendre la parole face aux œuvres » comme pour découvrir le contenu d’une exposition), parfois pour expérimenter de nouvelles typologies de médiations comme la médiation participative.

Quelle que soit la modalité, l’objectif reste de désacraliser le musée et de donner envie aux bénéficiaires d’y retourner par eux-mêmes, tout en partageant un moment avec eux pour lutter contre l’isolement social.

 

Quel positionnement pour les musées et leurs professionnels ?

Les musées s’engagent aujourd’hui toujours davantage pour encourager les acteurs du champ social à venir avec leurs bénéficiaires, parfois en formalisant ces partenariats. La mission « Vivre ensemble » du Ministère de la Culture réunit ainsi trente-sept établissements proposant des gratuités ou tarifs réduits et des formations pour les bénévoles. La Croix-Rouge parisienne bénéficie plus spécifiquement d’une convention signée en 2022 avec l’établissement public Paris Musées. Initialement conçue pour un dispositif de lutte contre l’isolement, elle est en pratique utilisée par les bénévoles menant les actions culturelles évoquées ci-dessus. Cette convention accorde la gratuité aux groupes de l’association ainsi que le droit de parole[1] aux bénévoles, sans nécessité de formation préalable. Les bénéficiaires peuvent également profiter gratuitement d’une visite et/ou d’un atelier avec un médiateur du musée, dans la limite de vingt activités annuelles.

La gratuité est en effet un facteur clé pour les bénévoles dans le choix du musée. Si de rares unités locales bénéficient d’un petit budget pour leurs sorties culturelles, la majorité n’en disposent pas pour ce qui n’est souvent qu’un complément à une autre action, et ne choisissent que des musées visitables sans payer. Accorder la gratuité la plus large aux groupes du champ social (droit d’entrée, droit de parole, voire visite guidée et atelier) semble donc un axe prioritaire pour les musées.

En plus de la gratuité, le renforcement de la communication à destination des acteurs du champ social serait une piste à privilégier pour favoriser le développement de ces activités. Les bénévoles les plus investis sont souvent passionnés et connaisseurs, voire professionnels du secteur culturel, et maîtrisent le réseau muséal parisien et les offres proposées aux acteurs du champ social ; c’est cependant loin d’être le cas de tous, certains ignorant l’existence de la convention avec Paris Musées ou les conditions de gratuité. Aller au contact des bénévoles qui sont sur le terrain, dans les différentes unités locales, plutôt que de privilégier des interlocuteurs en structure centrale, pourrait ainsi permettre d’organiser davantage de visites et inciter d’autres bénévoles à initier des sorties au musée.

Les bénéficiaires ne sont effectivement pas les seuls à sacraliser le musée. Cette perception du musée comme intimidant, contraignant, voire élitiste, persiste également chez les bénévoles, certains expliquant ne pas solliciter un médiateur par crainte qu’il ne sache pas s’adapter aux besoins d’un public comme les apprenants FLE. Par ailleurs, certains bénévoles ont parfois une vision négative de telle ou telle institution leur ayant par le passé imposé un créneau horaire inadapté (interdisant parfois une réservation le week-end), un effectif de groupe inférieur à ceux des groupes hors champ social, ou une procédure de réservation complexe nécessitant une anticipation de plusieurs mois. Ces complexités peuvent s’avérer décourageantes pour des bénévoles déjà épuisés par l’organisation d’une sortie, qui représente du travail en amont (communication, préparation du contenu, gestion des inscriptions…) et/ou sur le moment, les bénévoles étant parfois seuls pour un groupe d’une quinzaine de personnes.

 

Pour conclure, la Croix-Rouge parisienne fait ainsi partie des associations qui intègrent progressivement la culture dans leurs actions. Les bénévoles guident, avec plus ou moins de préparation et d’encadrement, leurs bénéficiaires dans les musées, encouragés par la gratuité et d’éventuels partenariats. Les institutions muséales, engagées depuis de nombreuses années en faveur du champ social, doivent plus que jamais poursuivre leurs efforts en étant proactives et en contactant directement des bénévoles de leur territoire.

[1] Le droit de prendre la parole face à un public dans les salles des musées est en effet réglementé, et accordé uniquement aux guides interprètes et conférenciers titulaires d’une carte professionnelle délivrée par le Ministère de la Culture.