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juillet 15, 2024

ICOM Voices Au Royaume-Uni, le parcours difficile des commissaires d’exposition d’origine asiatique

Hoyee Tse

Young Researcher Fellow 2023 au Creative Impact Research Centre Europe (CIRCE), et doctorante à l’Université métropolitaine de Londres

Mots-clés : décolonisation, diversité, travailleurs d’origine asiatique, commissaire d’exposition

Au cours des cinq dernières années, le débat sur la décolonisation s’est intensifié et les opportunités se sont multipliées dans le secteur muséal pour les personnes d’origine non européenne, qui ont aujourd’hui davantage la possibilité de faire entendre leur voix de professionnels du commissariat d’exposition. Dans la plupart des cas, les postes qui découlent de ces nouvelles opportunités sont attribués de préférence à des personnes d’origine non européenne disposant de solides connaissances dans un domaine spécifique du patrimoine européen. Bien qu’asiatique et spécialisée dans l’histoire de l’art européen, cette préférence a fait naître en moi un sentiment de doute. J’ai alors eu la précieuse opportunité de rejoindre une jeune troupe de théâtre (Undone Theatre) pour organiser une exposition sur la (mauvaise) représentation des profils britanniques d’Asie de l’Est et du Sud-Est à l’opéra. Ce projet inspirant m’a incitée à mener mes propres recherches sur le recrutement des professionnels originaires de l’Asie de l’Est travaillant dans les musées britanniques l’an passé et, tout simplement, à m’interroger : « Notre secteur muséal perpétue-t-il cette pratique néfaste du “grimage en jaune” (yellowface en anglais) au théâtre, en confiant à des “acteurs” européens le soin d’interpréter des “rôles” ou des “personnages” asiatiques ? Et quels sont les autres “rôles” que les “acteurs” asiatiques du secteur muséal peuvent jouer en dehors des “personnages” asiatiques ? ». Je considère ici que les « rôles » que jouent les acteurs du secteur muséal sont les commissaires d’exposition, les gestionnaires de collections, les assistants de médiation, et tous ceux qui travaillent dans les coulisses et qui ont le pouvoir de prendre des décisions en matière de médiation ou de conservation.

Un bref état des lieux de la diversité au Royaume-Uni

Grâce à des recherches documentaires et sur les réseaux sociaux, j’ai pu constater que le manque de diversité ethnique des effectifs est un problème profondément enraciné dans le secteur des musées britanniques. En 2022, l’organisme Art Fund a demandé à Culture& d’évaluer la diversité des commissaires d’exposition dans le secteur des arts et du patrimoine au Royaume-Uni. En dépit des recommandations formulées dans les rapports précédents sur l’amélioration de la diversité du personnel, les résultats montrent que la plupart des initiatives en faveur de la diversité ethnique des effectifs au Royaume-Uni ne concernaient que les postes opérationnels et administratifs de premier échelon, et non les postes de commissaire d’exposition. La diversité des commissaires d’exposition est restée faible : les musées ne comptaient que 6 % d’employés identifiés comme étant « noirs, asiatiques ou d’un groupe minoritaire ». Il y a vingt ans, un rapport du National Museum Directors Conference (NMDC) avait fait le même constat : ce rapport avait révélé qu’aucun membre du personnel noir ou identifié comme appartenant à un autre groupe minoritaire ne travaillait dans les services de conservation des collections, même si ce secteur représentait 10 % des effectifs de certaines institutions. Parmi les huit grandes institutions culturelles ayant participé à cette étude du NMDC, une seule comptait plus de 5 % de curateurs non blancs. Si l’on compare ces données avec celles du rapport de 2022, il semble que le pourcentage de curateurs non blancs travaillant dans le secteur muséal n’ait augmenté que de 1 % en 15 ans. Lorsque l’on compare ce chiffre avec le fait que 18,3 % de la population anglaise et galloise n’est pas blanche, on constate que le secteur est incontestablement très en retard dans les embauches de commissaires d’exposition appartenant à un groupe minoritaire.

En 2023, les équipes de curateurs de certains programmes d’exposition les plus récents des musées et institutions culturelles de Londres ont été évaluées. Le commissariat de l’exposition China’s hidden century du British Museum a été fait par Jessica Harrison-Hall, et celui de l’exposition Japan : Courts and Culture a été fait par Rachel Peat. L’exposition Chinese and British, sur l’histoire des communautés chinoises, a été organisée conjointement par Alex Tickell et Lucienne Loh. Cette dernière, d’ascendance asiatique, est maître de conférences en littérature anglaise à l’université de Liverpool. L’exposition Tokyo : Art & Photography à l’Ashmolean Museum en 2021, qui explore des sujets asiatiques contemporains, a quant à elle été organisée conjointement par Lena Fritsch et Clare Pollard. L’exposition Hallyu ! The Korean wave du Victoria and Albert Museum (V&A), qui évoquait également un sujet contemporain, a été la seule à être entièrement organisée par des commissaires d’exposition asiatiques, Rosalie Kim et Yoojin Choi. Cet exercice de comparaison des équipes de curateurs ne vise évidemment pas à mettre en doute ou à juger l’expertise scientifique et les pratiques des professionnels non asiatiques. Il semble cependant que notre secteur fasse encore largement appel à des « acteurs » européens pour jouer les « personnages » asiatiques. Quelles sont alors les perspectives pour les curateurs et les professionnels d’origine asiatique ?

J’ai interrogé sept professionnels de musées et curateurs sur leur recherche d’emploi et leur expérience professionnelle au Royaume-Uni. Ces sept personnes sont actuellement actives dans le secteur muséal et d’ascendances chinoise, japonaise et coréenne. Si le rapport Culture& de 2022 montre que de nombreuses initiatives ont tenté de diversifier les effectifs en créant des postes opérationnels et administratifs de premier échelon, mes recherches ne révèlent aucune progression de cette diversité ethnique vers des postes de niveau intermédiaire ou supérieur. Trois des personnes interrogées ont travaillé en Asie pendant plus de cinq ans avant d’immigrer au Royaume-Uni et d’obtenir leur poste actuel de niveau intermédiaire. Trois autres personnes interrogées avaient moins de deux ans d’expérience dans le secteur et terminé leurs études supérieures au Royaume-Uni. Tout en reconnaissant la valeur de leur contribution aux programmes des musées et aux projets de commissariat, elles ont franchement exprimé leur sentiment d’être cataloguées dans des postes spécifiques en raison de leur origine ethnique. L’une des personnes interrogées, qui a obtenu son diplôme avec la plus haute mention de l’une des institutions les plus prestigieuses du pays, a déclaré que son origine ethnique semblait être un obstacle à l’obtention d’un emploi correspondant à sa spécialisation universitaire européenne.

Conclusion : la décolonisation doit aller au-delà du pur symbolisme

Ces quelques exemples tirés de mes recherches indiquent que, même si le secteur muséal développe de nombreux programmes visant à diversifier ses profils en se concentrant sur l’implication de divers groupes sociaux dans les activités d’apprentissage et les collections matérielles, la structure opérationnelle reste pratiquement inchangée. Une véritable décolonisation devrait aller au-delà des mesures symboliques. Si la décolonisation est une question d’égalité d’accès et de respect de la diversité des connaissances et des perspectives, alors chacun devrait avoir les moyens d’interpréter tout objet culturel, même sans lien direct avec son patrimoine personnel, comme chacun devrait avoir l’opportunité de recevoir une éducation dans les disciplines de son choix.