Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

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Cet article a été publié en espagnol dans le numéro 10 (2023) de la revue Chaski, éditée par ICOM LAC (Alliance régionale de l’ICOM pour les pays d’Amérique latine et des Caraïbes). Il a été traduit en français et en anglais pour sa publication dans la série d’articles ICOM Voices.

Jessica Ramírez est une graphiste qui travaille sur les questions de genre ; elle est doctorante en arts et design à l’Université nationale autonome du Mexique. Elle travaille pour ICOM Mexique et pour la Fondation culturelle Antonio Haghenbeck. Elle a travaillé pour des fondations et des ONG en lien avec les musées, l’art et le féminisme, comme la Red Nacional de Refugios [Réseau national de refuges], el Seminario de Investigación Museológica [Séminaire de recherche en muséologie] et la Coalición de Mujeres Rurales [Regroupement de femmes de milieu rural].

Citoyenneté et action culturelle dans les musées

La société, à travers luttes sociales, efforts politiques et diverses formes de résilience sociale ou culturelle, a développé des processus de souveraineté et de transformation afin de constituer ses droits et d’exercer sa citoyenneté. Dans cette perspective, la citoyenneté se réfère à « une série de pratiques culturelles, symboliques, politiques et économiques qui définissent la nature des droits et des obligations au sein de l’État » (Limón et Real, 2019), tandis que la souveraineté se définit comme la liberté et l’indépendance, c’est-à-dire le fait de se trouver en possession des outils nécessaires pour se développer dans un espace de cohabitation et d’échanges (Bobbio, 2002). Les concepts de citoyenneté et de souveraineté convergent dans le cadre d’une participation active à la société.

Tous les individus sans exception, en exerçant leurs droits humains, doivent avoir accès aux aspects essentiels de la vie dont la culture fait partie. La Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle établit le droit à participer à la vie culturelle selon une approche individuelle ou collective, à profiter et à s’appuyer sur le progrès scientifique, ainsi qu’à bénéficier d’une protection des intérêts moraux et matériels découlant des productions scientifiques, littéraires ou artistiques et de la liberté nécessaire à toute recherche scientifique ou activité créatrice.

Les États ont l’obligation de mettre à disposition les outils nécessaires à l’exercice égalitaire de ces droits dans les divers groupes au sein desquels se développe la culture, afin de les protéger et de les garantir. Pour ce faire, les États doivent pouvoir compter sur cinq principes clés : la disponibilité, l’accessibilité, l’acceptabilité, l’adaptabilité et la pertinence, qui doivent également être ceux des musées.

Des laboratoires citoyens dans les musées : l’inclusion des questions de genre

Sur la base des idées ci-dessus, dans le cadre de l’exercice des droits culturels et de l’éradication de la violence contre les femmes, certains musées ont la possibilité de mettre en place des espaces sécurisés dédiés à la réflexion et à toute forme artistique, culturelle ou scientifique, dans l’objectif de rendre visible la violence contre les femmes.

Par le passé, les études de public ont introduit la voix des visiteurs dans les musées, permettant ainsi des interactions directes avec eux et leur inclusion dans le processus muséologique et muséographique durant les phases de planification, de conception et de production des expositions. Cependant, malgré tous ces efforts, les résultats n’aboutissent pas toujours à des solutions pratiques et restent souvent cantonnés à l’état d’analyse.

Dans ce contexte, les LIC (Laboratoires d’innovation citoyenne) offrent une autre manière d’impliquer les personnes dans des actions directes, l’aspect consultatif faisant partie du processus sans en être l’objectif. En effet, le concept d’innovation, et particulièrement lorsqu’il implique une participation citoyenne, est en général déterminé comme innovant lorsqu’un nouveau processus est créé, ou un processus existant amélioré. L’innovation est souvent associée aux nouvelles technologies, mais n’est pas limitée à celles-ci (Godín, B, 2008).

L’horizontalité de la méthodologie des LIC se différencie d’autres types d’innovation par sa dimension citoyenne ; le cœur de l’action est la citoyenneté et l’inclusion des retours des citoyens, qui se fait via l’évaluation des compétences, des connaissances, des différents besoins et des contextes. Ainsi, la méthodologie s’adapte à des réalités multiples et permet d’atteindre des niveaux de syncrétisme, d’implication et d’écoute dans ce que nous pouvons appeler des « communautés de savoir », des « sociétés du savoir » (García, 2004), ou encore des « réseaux entre pairs qui ont prouvé être déterminants dans la construction d’Internet, de logiciels Open source ou de Wikipédia » (García, 2018). Les fils conducteurs de la méthodologie sont alors l’expérimentation, l’incertitude/l’erreur et la confiance, qui font nécessairement partie de tout projet de coopération dédié à la résolution de problèmes.

Les LIC constituent ainsi des espaces de rencontre établis pour créer des « modèles types » divers ; leurs résultats offrent des solutions améliorables et adaptables à de nouvelles expériences (Pascale et Resina, 2020). Néanmoins, ces LIC peuvent avoir des répercussions sur les politiques publiques dès lors que les échanges avec les citoyens ont lieu, passant ainsi d’espaces neutres à des espaces pouvant prôner des changements sociaux (Criado, 2015). Pour que cela soit possible, il faut pouvoir compter sur trois fondamentaux : des dynamiques horizontales, des outils de médiation, et un environnement d’expérimentation constante visant à créer un savoir/une culture libre.

La logique du fonctionnement participatif et à plusieurs niveaux des LIC est un des axes essentiels de son modèle d’innovation (Arnkil, 2010) ; il permet la généralisation de l’« innovation ouverte » et de diverses formes d’innovation sociale qui se manifestent via des espaces de « coworking » ou d’« économie collaborative ». Pour créer ces espaces « d’innovation ouvertes », l’implication de divers acteurs est en effet essentielle : le gouvernement, l’industrie, l’éducation et les citoyens, doivent s’engager et interagir.

L’initiative « Laboratoire : les femmes au musée »

L’objectif de cet article est de présenter une initiative sur la manière dont la citoyenneté des femmes est considérée dans les musées. Cette initiative a été réalisée à travers l’Observatorio de Museos [Observatoire de musées] Raquel Padilla Ramos (OMRPR), un collectif mexicain qui a pour objectif de proposer et de mener à bien des actions visant à dépatriarcaliser les discours dans les musées. Sont à l’origine de ce collectif les travailleuses de l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (l’INAH), qui supervise 162 musées, suite au féminicide de l’anthropologue Raquel Padilla. Travailler en direct avec les citoyen·nes est une des actions du collectif OMRPR, ce qui explique son recours aux LIC en 2020.

L’initiative « Laboratoria : Mujeres en el Museo » [Laboratoire : les femmes au musée], lancée par l’OMRPR, a pu compter sur la participation de plus de 70 femmes de diverses disciplines et origines, réunies pour créer des modèles types prenant en compte les questions de genre et établis en réponse aux problèmes posés. Ce LIC a bénéficié également du soutien de l’INAH et de l’accompagnement du centre culturel MediaLab Prado. Deux projets ont été développés (« Divulgación Significativa » [Diffusion et impact] et « Mapeo Colectivo » [Cartographie collective »], aboutissant à un total de cinq modèles :

  • Allaitement libre
  • Cartographie de collaboratrices
  • Auto-diagnostic
  • Évaluation des expositions
  • Documentaire vidéo

Ces modèles ont été mis en œuvre dans au moins un espace muséal au sein de l’INAH, de façon partielle ou complète.

« Inspectrices de musées » : Des stratégies hybrides et féministes dans les musées

Par ailleurs, l’initiative « Laboratoire pour la réinvention participative dans les musées » (LRPM), développée quant à elle par l’INAH, avait pour but de réaliser des « propositions, des alternatives, des stratégies et des méthodologies sur la participation sociale et communautaire dans les musées, en particulier ceux reconnus comme de grandes institutions » (LABS BIBLIOTECARIOS, 2022). D’autres actions allant dans le même sens que « Laboratoria : Mujeres en el Museo », mais avec d’autres objectifs, ont pu être réalisées à travers elle. Cette initiative a été menée à bien en collaboration avec le ministère de l’Éducation, de la Culture et des Sports en Espagne, à travers le programme « Laboratoires citoyens distribués », lors d’une action internationale réalisée simultanément en novembre et en décembre 2021.

Le LRPM a rassemblé des projets qui ont favorisé un espace de coopération au sein duquel toute personne ou tout collectif intéressé – indépendamment de son expérience professionnelle – pouvait avoir une influence sur l’environnement muséal. Trois projets centrés sur les peuples autochtones, la ville et le féminisme ont été sélectionnés pour être développés avec les citoyen·nes.

L’un des projets présentés dans ce laboratoire a été « Construire un nouveau regard : récits visuels féministes dans les musées », qui avait pour objectif de produire une série d’idées critiques sur la représentation de la diversité humaine au sein des musées, afin de repenser, d’analyser et de construire de nouveaux récits permettant de dépatriarcaliser les discours à travers des expériences citoyennes personnelles.

La médiation a joué un rôle fondamental dans l’élaboration et la définition des objectifs et des activités relatives à ces derniers, favorisant les échanges ainsi qu’une écoute active et participative. Documenter chaque étape est également essentiel, non seulement dans une perspective historique mais aussi pour faciliter le regroupement des idées et des réflexions sur les différents objectifs visés et leurs évolutions futures.

Ce laboratoire a eu pour résultat la création d’une boîte à outils destinée à introduire dans les musées les questions de genre selon trois approches : la participation critique et active du public (« propositions violettes »), l’information sur le féminisme et les questions de genre (« informations violettes »), et la documentation des actions féministes dans les musées (« visibilité violette »).

« Inspectrices de musée », qui se compose d’une série d’outils/stratégies développée collectivement et de forme hybride, a été créé dans ce but. Le projet figure sur un site internet sur lequel on peut trouver les particularités de chaque activité (voir tableau 1).

Outil Type Description
Carnet d’autoréflexion  

Informations violettes

Outil destiné aux travailleuses de musée pour le développement d’une autoréflexion sur le féminisme et pour encourager une analyse de leur lieu de travail.
Musée sans violence Index qui visibilise les actions destinées à faire du musée un espace sans violence.
Violençomètre des musées Image qui montre les différentes violences que peuvent connaître les femmes à l’intérieur des musées.
« Femhackeo » (voir figure 1)  

 

Propositions violettes

Activité qui permet aux publics d’identifier et de transformer des contenus machistes en les prenant en photo, en les « piratant », et en les partageant sur les réseaux sociaux avec le #femhackeomuseo.
Viseur violet Outil qui peut être utilisé lors de la visite d’un musée pour réfléchir à la représentation des femmes au moyen de questions ciblées.
Femmes au musée Activités centrées autour des femmes, pour encourager les visiteuses à s’exprimer et à donner leur avis dans le musée.
Index Visibilisation violette Compilation des actions qui ont été mises en œuvre sur le territoire mexicain pour dépatriarcaliser les musées.

Tableau 1. Boîte à outils. « Inspectrices de musée », 2021.

Image 1. « Femhackeo » activé dans le musée ExConvento de Culhuacán, Mexico, 2021.

[Note de l’éditrice : « Femhackeo » fait référence à la méthode de « piratage » utilisée par les visiteuses pour dénoncer le sexisme dans les musées].

Conclusions

Les LIC ont un potentiel d’action important dans les musées dans la mesure où la culture se nourrit d’expérimentation, de réflexion et d’incertitude − qui sont inhérentes à la nature humaine, elle-même faite d’étonnement, d’apprentissage et de cohabitation – pour élaborer des stratégies basées sur des dispositifs critiques et des expériences participatives. Il reste cependant un long chemin à parcourir pour que les résultats souhaités, par ailleurs difficilement mesurables, se réalisent pleinement dans les musées, en raison des nombreux obstacles à l’horizontalité qui demeurent.

« Inspectrices de musée » et les autres initiatives citoyennes ne sont pas simplement des exemples montrant comment changer les dynamiques, le travail et le pouvoir au sein des musées ; elles mettent également en évidence le besoin qu’il y a de documenter et de diffuser ces processus pour qu’ils soient possible de les multiplier et de les adapter à d’autres circonstances. Le musée est à cet égard le dispositif idéal étant donné qu’il offre aussi bien le lieu physique que la médiation nécessaire au développement continu de connaissances et de compétences en dialogue avec les différentes lignes d’action.

Le projet « Inspectrices de musées » a été mis en œuvre de façon officielle dans le musée ExConvento de Culhuacán depuis mars 2022, avec la mise en place d’ateliers d’expérimentation artistique pour les femmes, la diffusion d’« informations violettes » et de « femhackeos » qui, pour ces derniers, a lieu dans le cadre de visites guidées. On a là un exemple de la possible transformation des paradigmes participatifs dans les musées, espace idéal pour favoriser la viabilité sociale et le développement constant des connaissances et des compétences dans un dialogue avec les citoyen·nes.s. Le musée sert de pont entre les sociétés passées, présentes et futures.

Références

Arnkil, R. (2010). Explorando la cuádruple hélice. Outlineing user-oriented Innovation models. Universidad de Tampere, Centro de Investigación del Trabajo, Documento de Trabajo Nº 85.

Bobbio, N. (2002). Diccionario de política, Ed. Siglo XXI.

Criado, M. (2015). Los laboratorios ciudadanos. Un estudio de caso: El Medialab-Prado y su impacto en el ámbito local. [Tesis de maestría, Universitat Oberta de Catalunya]. http://hdl.handle.net/10609/61345

Godín, B. (2008). Innovación: la historia de una categoría. Documento de trabajo. Institut national de la recherche scientifique, Centre Urbanization Culture Société, Montréal. http://www.csiic.ca/PDF/IntellectualNo1.pdf

García, M. (2018). Los laboratorios ciudadanos en los sistemas de experimentación e innovación. Abrir instituciones desde dentro. [Hacking dentro del Libro Negro]. Laboratorio de Aragón Gobierno Abierto. https://cutt. ly/gLnZvDG

Pascale, P. y Resina, J. (2020). “Prototipando las instituciones del futuro: el caso de los laboratorios de innovación ciudadana (Labic)”. Revista Iberoamericana de Estudios del Desarrollo 9(1):6-27. DOI: 10.26754/ojs_ried/ ijds.437

LABS BIBLIOTECARIOS, El otro museo. https://labsbibliotecarios.es/proyecto/el-otro-museo/

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