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août 13, 2024

ICOM Voices Exposer le colonialisme : quelques réflexions sur les musées ethnographiques

Emma Mafalda Montella

éditrice et auteure auprès de la maison d’édition Scripta Maneant. Diplômée du programme AMAC (histoire de l’art, muséologie et conservation) de l’université de Bologne

Les musées ethnographiques, également désignés comme des musées anthropologiques, ont contribué à la définition de « l’exposition de la culture ». Cette pratique est devenue très répandue en Occident au XIXe siècle, en même temps que la coutume de classifier, catégoriser et institutionnaliser les objets et les identités issus de cultures différentes.

Dans son ouvrage Decolonizzare il museo, l’anthropologue Giulia Grechi affirme que la majorité des musées ethnographiques ont été créés à la suite de pillages dans les pays colonisés ; les collections sont donc ternies par leur passé lié à des génocides, des déprédations et des morts. Malgré ces circonstances, de nombreux musées choisissent de garder le silence sur l’origine de leurs collections et n’offrent aucun récit qui vienne s’opposer au savoir qui s’est construit autour de leur représentation.

Entre 1878 et 1889, l’Exposition universelle de Paris tout comme l’Exposition internationale coloniale d’Amsterdam présentèrent des individus aux côtés des objets exposés qui provenaient de cultures non-européennes, pour la plupart de pays colonisés. Ces hommes et ces femmes étaient exhibés à l’intérieur de pavillons qui cherchaient à recréer des villages autochtones sans être particulièrement fidèles d’un point de vue ethnographique, l’essentiel étant qu’ils aient l’air « exotiques » aux yeux du spectateur occidental.

Vers la fin du XIXe siècle, ce type d’exposition était devenu fréquent en Europe, et la plupart des visiteurs, qui n’avaient aucune connaissance des cultures indigènes, acceptaient sans se poser de questions la réalité des récits proposés.

Cette problématique a été abordée par de nombreux artistes contemporains, et ces sortes de « zoos humains » ont inspiré notamment la performance The Year of the White Bear (1992) créée par l’artiste et écrivaine cubano-américaine Coco Fusco et l’acteur et artiste mexicain Guillermo Gómez-Peña. Ensemble ils inventèrent une terre fictive encore inconnue, l’île de Guatinau, et lors de cette performance ils faisaient semblant d’être deux autochtones originaires de cette terre, les Amerindianics.

Les deux artistes, vêtus de peaux d’animaux et le visage peint, se tenaient derrière des barreaux. Cette performance était une expérience sociale ; l’objectif était de montrer que ces stéréotypes n’ont pas encore été dépassés et que les représentations dites « exotiques » continuent à être répandues.

Plus tard, dans un entretien, Coco Fusco révéla qu’ils avaient été sexualisés par le public durant la performance : des hommes lui demandaient de montrer ses seins contre de l’argent, et certaines personnes leur manquaient totalement de respect. À ce sujet, Coco Fusco précisa : « Je crois que cette attitude fut provoquée par le fait que nous étions présentés comme des objets, par le sentiment qu’ils avaient d’être supérieurs à nous. »

Elle expliquait également qu’à aucun moment leur intention avait été de se présenter comme des Amérindiens, mais c’est ce que les spectateurs avaient imaginé.

« Nous cherchions à offrir un commentaire satirique sur les célébrations du 500ème anniversaire ainsi que sur l’histoire de la pratique qui consiste à exposer des êtres humains provenant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine en Europe et aux États-Unis, dans des zoos, des théâtres et des musées. Lorsque nous nous rendîmes en Espagne, plus de la moitié des gens pensaient que nous étions réellement Amérindiens. »

Ils montèrent leur spectacle dans des sites et des institutions historiques dans le but de condamner la maltraitance commise à l’encontre des peuples autochtones, en reproduisant la notion de « sauvage », associé au colonialisme, et d’exotique, considéré comme quelque chose de fascinant qui relève du spectacle, comme une pièce de musée.

Les musées, en tant qu’organisations historiques européennes, ont institutionnalisé une perception générale, désormais sérieusement remise en cause, qui vise davantage à montrer qu’à regarder. Le public n’est pas encouragé à être actif, l’objectif de ces expositions étant de stimuler son imagination vis-à-vis de nations soit-disant « en développement » ou « sauvages ». C’est cette théâtralité, qui ne laisse aucune place pour l’interprétation personnelle, qui a rendu les zoos humains et les galeries de monstres aussi populaires à l’époque. Le côté monstrueux ou déviant fascine ; le corps classé selon des termes raciaux devient un objet attrayant.

Giulia Grechi définit la nature performative de cette pratique comme des mostrazione : la présentation répétitive de corps stéréotypés dans des spectacles, des cartes postales, des photos format cabinet. N’ayant aucun autre récit à leur disposition, la plupart des gens acceptaient ces stéréotypes sans questionner ce qu’ils voyaient.

Ainsi, le racisme et le concept de race ne sont pas des conséquences directes du système mais se trouvent à la base même d’une hiérarchie faussement mise en avant comme le progrès.

Par ailleurs, ce type de présentation avait aussi un effet sur le public dans la mesure où les gens sentaient qu’ils faisaient front contre les « monstrueux/exotiques », ce qui renforçait un sentiment nationaliste. Des courants artistiques comme l’exotisme et l’orientalisme accentuèrent le « spectacle colonial », et on ne doit pas l’oublier lorsqu’on évoque les expositions d’œuvres issues de ces courants.

Il est important de noter que l’Europe n’a pas engagé de réflexion sur la question du colonialisme, d’un point de vue historique global, alors qu’elle s’est déjà penchée sur d’autres souvenirs douloureux comme la Shoah et les deux guerres mondiales. Giulia Grechi appelle ce phénomène « l’oubli sélectif », citant Paul Ricœur, qui pensait que la mémoire collective est composée de différentes archives qui déterminent ce dont il convient de se rappeler ou d’oublier.

La priorisation de certains événements historiques sur d’autres aboutit à un récit déformé, tout en encourageant l’existence de « musées trophées »[1] :

Le musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris, par exemple, détient 70 000 pièces d’art subsaharien, qui représentent environ 80 pour cent des collections d’art africain en France.

Au XIXe siècle, les musées comme le Quai Branly montraient le patrimoine culturel matériel des sociétés étudiées par les anthropologues. Ce n’est qu’à partir de la moitié du XXe siècle que les chercheurs ont commencé à critiquer ce type de présentation qui consistait à exposer des objets décontextualisés. Comme Johannes Fabian (1983) l’a dit très justement, l’un des effets de telles omissions, par le passé, a été de nier le pouvoir d’action et la contemporanéité de ceux qui étaient un sujet d’anthropologie.

Depuis le début des années 2000, le terme « ethnographique » a été remplacé par « culture du monde ». Des changements dans le vocabulaire reflètent souvent les changements qui ont lieu au sein de la société. Ainsi, des institutions très importantes, comme le British Museum par exemple, n’ont plus une aile séparée pour les collections ethnographiques.

Les recherches et les débats récents sur la décolonisation des musées ont conduit de nombreuses institutions à repenser leurs collections, soit en créant un nouveau récit soit en remplaçant certaines pièces par de nouvelles acquisitions. D’autre part, certains musées en Europe choisissent de rapatrier des artéfacts qui avaient été pillés ou dont les origines sont suspectes, et malgré l’absence de lois internationales encadrant la restitution, celle-ci est essentielle pour le processus de réconciliation et la reconstitution des identités.

De fait, les restitutions jouent un rôle central dans le nouveau récit du passé colonial, tout comme une narration bien pensée à l’intérieur des musées, qui peut contribuer à créer de nouveaux ponts et de nouveaux liens entre les cultures.

Selon Stuart Hall, le colonialisme devrait être étudié comme une forme de « transculturalisme » mondial sans pour autant être légitimé ou faire oublier les violences qu’il a provoquées. Il me semble qu’au lieu d’être des espaces d’expertise abstraits, les musées devraient servir d’espaces culturels où l’on peut débattre de ces questions.

References:

Fabian, Johannes. 1983. Time and the Other: How Anthropology Makes Its Object.

Grechi, Giulia. 2023. Decolonizzare il museo. Mostrazioni, pratiche artistiche, sguardi incarnati.

Hall, Stuart. 2000. The Multicultural Question.

Interview ‘Coco Fusco and Guillermo Gómez-Peña by Anna Johnson’, 1993, Bomb Magazine.

Mitchess, Timothy. 2004. ‘Orientalism and the Exhibitionary Order’, in Grasping the World: The Idea of the Museum (eds Donald Preziosi, Claire Farago).

 

[1]     Les musées du XIXe siècle ont « théâtralisé » le colonialisme en exposant des objets en dehors de leur contexte d’origine. Le politologue Timothy Mitchell (2004) décrit cette présentation des objets et des corps comme un « ordre d’exhibition ».