Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

Alyxandra Westwood ; Renée Buitendijk ; Hester Mauduit

Conservatrice et coordinatrice éducation au Fashion for Good Museum ; coordinatrice de collection au Fashion for Good Museum ; Doctorante au London College of Fashion (UAL) et coordinatrice de la collecte de fonds et le développement au Fashion for Good Museum

Le Fashion for Good Museum (Amsterdam) pour la mode durable

Introduction

La constitution de collections dans les musées soulève aujourd’hui un certain nombre de questions liées à la durabilité. Beaucoup de ressources, de temps et d’espace sont en effet nécessaires pour conserver les vêtements des collections de mode en bon état. Ce type de collection est souvent centré sur la confection et sur la représentation socio-historique de la mode plutôt que sur les conséquences plus larges que la mode et les vêtements peuvent avoir sur l’environnement. Le Fashion for Good Museum (2017-2024) à Amsterdam a donc choisi d’adopter cette perspective, tenant compte en particulier des innovations dans le domaine et de l’impact qu’a l’industrie de la mode sur les gens et sur la planète. Le musée, en tant que jeune institution dont la ligne directrice est le développement durable, était idéalement placé pour reconsidérer ce que signifie collectionner la mode ; il a ainsi adopté une approche démocratique de la propriété, en partageant les responsabilités entre les différentes parties prenantes. Cet article explore les pratiques de collection de ce musée et analyse des méthodes qui pourraient contribuer à une approche à la fois plus efficace, plus égalitaire et plus durable de la gestion des collections de mode.

Fig. 1 Grille de la Dutch Circular Textile Valley, collection Learning, 2021. © Alina Krasieva

La collection du Fashion for Good Museum

Au cours de ces cinq dernières années, le Fashion for Good Museum a beaucoup évolué : d’abord simple « expérience »[1], il est devenu le premier musée pour la mode durable au monde − et l’est toujours à ce jour. Son objectif est de faire découvrir au public une industrie de la mode en constante évolution, et de constituer une plateforme dynamique qui amplifie des voix novatrices contemporaines elles-mêmes enrichies d’un éclairage historique et scientifique. Le Fashion for Good Museum fonctionnait de façon collaborative, servant d’espace hybride ouvert à la fois aux expositions et à une programmation publique et éducative. Cette programmation encourageait une réflexion critique sur le discours socio-culturel contemporain de la mode, dans un contexte local et international. L’institution a fait le choix d’être un espace permettant aux visiteurs d’entrer en contact avec les dernières avancées technologiques en matière de durabilité de la mode et d’innovation textile.

Cette volonté se reflétait dans la politique de collections du musée, qui disposait de deux collections : les collections Learning et Unique Objects. Toutes deux avaient comme objectif premier de rendre compte de l’évolution des innovations durables dans l’industrie de la mode et de préserver ces nouvelles techniques, en mettant l’accent sur les matériaux, les technologies et des exemples de bonnes pratiques.

Fig. 2 Huong Nguyen, oreillette en Mirum et détail d’un vêtement de Flocus. Exposition GROW: The Future of Fashion, 2021. © Alina Krasieva
Fig. 3 Frederieke Broekgaarden ‒ robe de Spinnova. Exposition GROW: The Future of Fashion, 2021. © Alina Krasieva

La collection Learning était axée sur l’innovation des matériaux et comportait des échantillons et des spécimens provenant principalement de la Plateforme pour l’innovation[2] du musée − 90 % des pièces de la collection ont été données par notre communauté d’innovateurs[3]. La collection Unique Objects était composée de spécimens de mode durable et novatrice uniques et/ou qui avaient été commandés pour une raison spécifique. Ces pièces étaient le résultat de collaborations entre des artistes ou des designers et des innovateurs.

Fig. 4. Stella McCartney x Colorifix, collection Unique Objects, 2020. © Presstigieux
Fig. 5. Échantillons de textiles en exposition au musée, 2024. © Elzo Bonam

Stratégies et discours autour des collections

Fonctionner en tant que jeune musée a entraîné un certain nombre de défis, mais a également offert de nombreuses possibilités de réimaginer ce que signifie constituer une collection aujourd’hui. Donner la priorité à la durabilité dans la mission et la vision du musée nous a permis d’aborder la constitution de la collection sous un angle environnemental. Au moment d’élaborer des stratégies à ce sujet, des doutes ont été exprimés concernant l’accumulation des objets, et on a opté pour une approche collaborative et démocratique, que nous avons appelée « co-collection ». Cette démarche de « co-collection » prend en compte les différentes parties prenantes impliquées dans la création d’échantillons innovants. Le musée, qui agit comme facilitateur pour la création de bonnes pratiques, n’est que partiellement propriétaire de chaque pièce présente dans la collection. La co-collection est un mode de fonctionnement horizontal qui permet à tous les copropriétaires d’avoir leur mot à dire quant au devenir d’un objet et à la façon dont il est exposé.

Chaque pièce de la collection Learning a deux propriétaires : le musée (l’exposant) et l’innovateur (le créateur). Les objets de cette collection pouvaient être touchés et manipulés par le public. Pour cette collection, nous avons choisi de renouveler régulièrement les spécimens[4] − conformément au développement de nouvelles technologies − tout en gardant une trace numérique de tous les objets. Au fur et à mesure que les innovations se développaient, le musée mettait à jour sa collection, ce qui nous permettait de présenter seulement les artefacts et les objets les plus récents et les plus pertinents. Chaque version de chaque pièce a cependant été enregistrée en détail et téléchargée dans les archives numériques et la base de données du musée. Ainsi, les archives numériques consignaient en temps réel de façon active et transparente les évolutions de l’innovation textile tout en étant accessibles au public à des fins éducatives. La méthodologie de la co-collection était ancrée dans la prise de décision collective avec les différentes parties prenantes. Le musée a organisé une session de réflexion avec les innovateurs afin de déterminer la pertinence des artefacts physiques. Cette pratique remet en cause les méthodes de constitution de collection traditionnelles[5] dans la mesure où les actionnaires extérieurs étaient invités à prendre part à la phase de décision précédant la formation de la collection.

La collection Unique Objects adoptait une approche légèrement différente. Le musée servait de médiateur dans les collaborations entre les artistes et les innovateurs et conservait un tiers de la propriété des objets créés, ces objets étant réexaminés périodiquement (tous les 3 à 5 ans). Les deux autres tiers appartenaient au designer et à l’innovateur qui développaient l’objet et fournissaient les matériaux. Les décisions relatives au choix des objets devant rester physiquement dans les locaux du musée étaient prises en concertation avec les parties concernées, démocratisant ainsi les protocoles liés à la condition et à la préservation des objets susceptibles d’être utilisés ou exposés. Le musée, en étant un des trois propriétaires et non pas l’unique propriétaire des objets, renonçait ainsi à contrôler pleinement la manière dont chaque objet était utilisé et conservé. Ce qui distinguait notre approche de celle d’archives ou de collectionneurs de mode privés, c’était que la priorité était donnée à la valeur éducative de l’objet plutôt qu’à sa valeur commerciale ou historique.

Fig. 6. Exposition GROW: The Future of Fashion, 2021. © Alina Krasieva

Conclusion

En raison d’un changement de stratégie dans l’organisation du Fashion for Good Museum[6], l’institution a fermé physiquement ses portes le 5 juin 2024 et s’est retrouvée dans l’incapacité d’explorer pleinement le potentiel de sa stratégie de collections. L’organisation continue cependant à exister. À travers cet article, nous souhaitons montrer une perspective différente et suggérer d’autres possibilités pour les pratiques de collection, en particulier dans les nouveaux musées. Il est à espérer que le débat va se poursuivre et que de nombreuses recherches dans le domaine vont continuer à l’enrichir. Les complexités de la durabilité, en particulier, soulèvent des questions concernant les pratiques de collection cumulatives. Le Fashion for Good Museum voit dans ces complexités le point de départ de sa mission et la raison d’être de sa collection, offrant un exemple de la façon dont l’archivage numérique peut jouer un rôle dans la préservation de l’histoire matérielle en temps réel.

[1]     Fashion for Good fut conçu à l’origine comme une « expérience », à savoir un espace interactif et éducatif, plutôt que comme un musée traditionnel. C’est en 2021 qu’il est devenu officiellement le Fashion for Good Museum.

[2]     Pour plus d’information sur la Plateforme pour l’innovation, voir https://fashionforgood.com/innovation-platform/

[3]     Les « innovateurs » désignent des start-up accueillies par la Plateforme pour l’innovation du Fashion for Good, qui développent de nouvelles technologies afin de créer une industrie de la mode plus durable dans l’ensemble de la chaîne de production. Cela peut être à travers la production de textiles, à travers des techniques de teinture, de la technologie ou d’autres pratiques.

[4]     Les spécimens comprennent des échantillons de tissus faits de biomatériaux ou d’autres options en fin de vie utiles, des exemples de teintures alternatives, ou encore des emballages biodégradables et des éléments de technologie issus de l’ensemble de la chaîne de production de la mode.

[5]     Nous nous référons à une vision généralisée selon laquelle la plupart des musées sont les seuls acquéreurs d’objets, mais nous avons conscience que dans certains cas les musées participent à la réunion de fonds afin d’acquérir de façon collective certains objets d’une valeur excessivement élevée. Dans notre cas, nous avons élargi le concept de copropriété pour inclure aussi les fabricants eux-mêmes. Cette démarche démocratise le processus de la prise de décision en permettant de partager le pouvoir et la responsabilité quant au devenir des objets et à la façon dont ils sont présentés.

[6]     Pour plus d’information, voir https://fashionforgood.com/our_news/fashion-for-good-unveils-five-year-strategy-shifting-to-scale-innovation-in-fashion/