Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

Florencia Croizet

Spécialiste des Industries culturelles dans la Convergence numérique (UNTREF, Buenos Aires, Argentine)

Des projets pionniers en Argentine

Le secteur muséal mondial essaie actuellement d’adapter son offre aux habitudes de consommation des produits culturels du XXIe siècle, et ce en créant notamment de nouvelles alliances intersectorielles. C’est la raison pour laquelle différents projets ludifiés (ou gamifiés[i]) basés sur des collections patrimoniales se sont développés dans l’hémisphère nord au cours des dernières décennies. Il s’agit en général de jeux vidéo qui bénéficient de budgets considérables qui sont inconcevables pour des institutions situées au sein d’économies instables comme celle de l’Argentine. Néanmoins, ces trois dernières années, le Museo Histórico Sarmiento (à Buenos Aires) et l’Archivo-Museo Carmen Funes (à Plaza Huincul, dans la province de Neuquén) ont réussi à produire deux jeux vidéo à partir de leur patrimoine. Tous deux ont été conçus pour les enfants ; le premier, nommé Búsqueda Interestelar [Recherche interstellaire], s’inscrit dans le genre des jeux de plateformes, et le second, Carmen Funes, aventuras en el pasado [Carmen Funes, aventures dans le passé], dans celui des aventures graphiques. Búsqueda Interestelar a pour axe narratif la création de l’Observatoire astronomique de Córdoba, un monument érigé sous la présidence de Faustino Sarmiento. Associant des personnages fictifs et historiques à des phénomènes astronomiques et à des défis ludiques, ce jeu invite le joueur à retrouver le directeur de l’observatoire, kidnappé par des extraterrestres. Le jeu Carmen Funes, aventuras en el pasado, invite quant à lui le joueur à reconstruire le passé de la ville de Plaza Huincul en Patagonie argentine aux côtés de l’un de ses personnages historiques, Carmen Funes. Les deux jeux se servent de l’histoire et du patrimoine comme d’éléments ludico-narratifs centraux.

Fig. 1. Visuel promotionnel pour Búsqueda Interestelar.

 

Fig. 2. Visuel promotionnel de Carmen Funes, aventuras en el pasado.

La production et la gestion des fonds

Les fonds pour la production des jeux ont été générés par des modalités de financement répondant à des appels à projets spécifiques. Búsqueda Interestelar a gagné la catégorie « Nouvelles technologies » d’un appel à mécénat de la ville de Buenos Aires, qui promeut un financement indirect : même si c’est la municipalité qui approuve le projet et détermine le budget, le gestionnaire doit chercher un mécène privé, qui bénéficie grâce à ce projet d’une déduction d’impôts sur ses revenus bruts annuels. Dans ce cas particulier, le sponsor, Banco Galicia, a contribué à hauteur de 1 500 dollars américains. Le jeu Carmen Funes, aventuras en el pasado, quant à lui, a obtenu une subvention directe de 2 500 dollars dans le cadre du programme Código Cultura, organisé par l’ONG Wikimedia Argentina. Entre le début de la planification et le lancement, le développement de ces projets a duré entre douze à dix-huit mois.

Une fois les budgets obtenus, les équipes de travail purent être formées. Búsqueda Interestelar, qui disposait d’un budget moindre, a été élaboré par seulement quatre personnes : une professionnelle qui remplissait les rôles de coordinatrice, gestionnaire et game designer ; ainsi qu’un programmateur, un producteur audio et un artiste 2D, tous trois encore étudiants à l’époque. Le jeu Carmen Funes, aventuras en el pasado a quant à lui été mieux loti ; il a bénéficié de l’expertise de professionnels et même d’un conseiller pédagogique.

Vidéo de Búsqueda Interestelar.

Fig. 3. Exemple de menu implémenté lors de la production de Carmen Funes, aventuras en el pasado.

Pour des projets ambitieux disposant de budgets réduits, il est essentiel de forger des alliances. Pour Búsqueda Interestelar, l’expérience acquise lors d’un projet précédent – Game Lab (Université Maimónides) – s’est révélée indispensable à plusieurs occasions durant la production. Pour Carmen Funes, c’est Wikimedia Argentina, l’organisation en charge du financement, qui offrit également son expertise sur la production. Cet accompagnement s’avère primordial pour les professionnels du patrimoine qui n’ont pas d’expérience dans la production de jeux vidéo ; en effet, cet accompagnement définit des objectifs et construit des passerelles entre des mondes aux logiques et aux temporalités très distinctes.

Un chemin semé d’embûches

Les obstacles les plus difficiles à surmonter ont été ceux générés par les démarches administratives, qui ont duré quatre ans au total, liées aux organismes publics desquels dépendent les musées. Le projet original de Búsqueda Interestelar avait deux grands objectifs. Le premier était de développer la narration d’un domaine de conservation essentiel de l’exposition permanente d’une manière ludifiée, un objectif qui a été atteint puisque les visites et les ateliers ont recours à ce nouvel outil. Le second était de présenter les contenus d’un musée national qui est situé dans la capitale du pays pour une mise à disposition gratuite du jeu sur le site web institutionnel. Cet objectif, en revanche, n’a pas pu être atteint. Un sort identique a failli être réservé au jeu Carmen Funes, aventuras en el pasado, dont le but était de devenir un outil éducatif pour les écoles primaires locales. Au moment de son lancement, il y eut un changement de gestion municipale, et le produit fut mis de côté alors qu’il allait être disponible sur le site web institutionnel. Ce sont les employés du musée qui durent trouver des fonds supplémentaires afin de pouvoir le publier dans la Play Store d’Android.

Fig. 4. Photographie d’une enfant regardant Carmen Funes, aventuras en el pasado.

En ce qui concerne l’impact des projets, les deux jeux vidéo ont eu des échos dans les médias locaux et nationaux (télévision, médias en ligne, radios, podcasts). Cependant, il est difficile d’évaluer l’impact de ces jeux vidéo en raison du manque de soutiens institutionnels. Le Museo Sarmiento n’effectue aucun relevé et le Museo Carmen Funes ne dispose que d’informations quantitatives relatives aux téléchargements.

En définitive, malgré des budgets publics restreints, les obstacles administratifs et les vicissitudes de la gestion institutionnelle, les deux projets ont pris forme à partir d’initiatives de professionnels qui ont su favoriser des rapprochements entre des acteurs du secteur économique, de la société civile et des industries culturelles pour créer des produits technologiques qui œuvrent à l’éducation et au partage du patrimoine, contribuant ainsi à la réalisation d’objectifs institutionnels que tous les musées devraient avoir.

Florencia Croizet a écrit un article pour Museum International: LGBTQI+ Museums (Vol. 72, No. 287-288) publié en 2020. Son article, intitulé « LGBTQI+ Representation in the Museum Ecosystem of Buenos Aires », est disponible ici.

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[i] La ludification, ou gamification (qui vient de l’anglais « gamification ») est l’ « application de mécanismes ludiques à ce qui ne relève pas du jeu » (Dictionnaire Le Robert en ligne).