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septembre 29, 2023

ICOM VoicesLes technologies numériques pour la curation par les citoyens dans les musées : deux études de cas du projet SPICE

Auteurs :

Anna Maria Marras, chercheuse à l’université de Turin (Italie)

Lily Díaz-Kommonen, professeur à l’université Aalto (Finlande)

Adam Stoneman, chercheur pour le projet SPICE, au musée irlandais d’Art moderne

Leena Svinhufvud, responsable de l’apprentissage, au musée du Design d’Helsinki (Finlande)

 

Mots clés : cohésion sociale, musées, curation par les citoyens, inclusion, technologies.

 

Le projet

Le projet SPICE (Social cohesion, Participation, and Inclusion through Cultural Engagement) est un projet financé par le programme de l’Union européenne Horizon 2000. C’est un projet de recherche qui étudie les possibilités qu’offrent les médias numériques pour créer de nouveaux liens entre le musée et les communautés, notamment en développant des technologies qui aident les communautés à sélectionner des peintures, des artefacts et d’autres objets entreposés dans les musées, et à partager leurs interprétations de ces objets.

Le projet SPICE a été mis en place en 2020 durant la pandémie de Covid-19, dans le but de renforcer la cohésion sociale grâce à des outils et des méthodes qui encouragent la curation par les citoyens. La « curation par les citoyens » est définie comme le procédé par lequel les citoyens se servent des objets culturels comme d’une ressource leur permettant de développer leurs propres interprétations personnelles. Celles-ci sont alors partagées et utilisées au sein de groupes cibles pour échanger sur les similarités ou les différences de points de vue. Le projet SPICE a recours à des médias numériques pour créer ces liens et offre des plateformes numériques favorisant l’interprétation et la réflexion.

Comment fonctionne la curation par les citoyens ?

Dans le cadre de ce projet, cinq études de cas (en Finlande, Irlande, Espagne, Italie et Israël) menées avec des communautés variées ont servi de base pour développer et affiner les outils numériques. Des applications pilotes ont été mises en place, permettant de suivre la façon dont sont menées l’interprétation et la réflexion avec ces outils, tout en appliquant les méthodes de curation par les citoyens. Ces applications pilotes consistent en un musée Pop-up VR pour le musée du Design d’Helsinki ; l’application Deep Viewpoints pour le musée irlandais d’Art moderne ; le jeu GAM pour la galerie d’Art moderne de Turin ; l’application Chasse au trésor pour le musée des Sciences naturelles à Madrid ou encore un site web sur la Grande Révolte juive en 63 de notre ère pour le musée Hecht à Haifa. Dans cet article, nous présenterons les cas relatifs à l’Irlande et la Finlande.

Musée Pop-up VR

Une sélection d’objets de design issus de la collection du musée du Design d’Helsinki (Finlande) est accessible à travers le musée Pop-up VR, qui est une application de réalité virtuelle conçue en collaboration avec l’école supérieure Aalto d’art, de design et d’architecture. Les visiteurs du musée Pop-up VR peuvent observer des objets de la collection dans un environnement virtuel, présentés d’une façon novatrice et ludique. Ils peuvent écouter et lire des histoires personnelles liées à ces objets ainsi que contribuer au musée avec leurs propres histoires.

Le musée Pop-up VR a été conçu pour permettre aux personnes qui vivent loin du musée ou qui se trouvent dans une situation d’isolement social de pouvoir accéder au musée et à son contenu, tout en enrichissant la collection du musée aux histoires personnelles et aux interprétations de ces visiteurs qui sont sous-représentés. Avec ce concept numérique, le musée cherche à engager le dialogue et à favoriser la compréhension entre les générations et les différentes communautés géographiques.

Il est essentiel d’accroître l’accès au patrimoine du design finlandais pour ceux qui sont confrontés à des barrières physiques ou culturelles, notamment les personnes âgées qui vivent dans des institutions ou les habitants qui vivent loin de Helsinki, mais aussi ceux qui éprouvent des difficultés à tisser des liens avec la culture finlandaise, comme les immigrants et les demandeurs d’asile.

Le musée Pop-up VR a été conçu à travers une série d’ateliers animés conjointement par le musée et l’école supérieure. Plus de 1 000 personnes y ont participé, parmi lesquelles plus de 400 personnes ayant testé l’application, 500 personnes ayant apporté une histoire, et près de 50 professionnels – concepteurs, chercheurs, professionnels de musée, professionnels des domaines de la culture et de la santé.

Figure 1. Les ateliers organisés autour de la conception du musée Pop-up VR ont eu lieu dans des résidences pour personnes âgées et dans des bibliothèques. Nous voyons sur cette photographie une usagère de la bibliothèque de la ville de Turku tester un appareil de réalité virtuelle sur le thème du design finlandais. © Linda Svarfvar

Les méthodes de curation par les citoyens permettent de recueillir diverses interprétations et réflexions sur le patrimoine culturel. Tout au long du projet, on a pu observer qu’un grand nombre de personnes âgées finlandaises avaient des connaissances étendues sur les objets de design et avaient même des souvenirs personnels qui s’y rapportaient. En revanche, les personnes plus jeunes ou celles qui ont immigré récemment en Finlande n’ont pas toujours ces connaissances, mais elles peuvent également se sentir concernées par les objets et apporter leur propre point de vue sur ces derniers. Nous pensons que le fait d’être en contact avec les histoires et les récits des autres – qui sont semblables ou différents des nôtres – peut encourager la compréhension et l’empathie entre les communautés.

L’application Deep Viewpoints

Le musée irlandais d’Art moderne (IMMA) s’est associé à l’Institut des Médias d’information de l’Open University pour appliquer le concept de la curation par les citoyens : la participation à la recherche de sens du musée s’en trouve élargie, ce qui encourage les communautés à rendre la collection de l’IMMA plus pertinente pour elles-mêmes et pour les autres. Cette approche s’articule essentiellement autour de deux procédés : l’interprétation ‒ les participants livrent leur réaction personnelle aux œuvres d’art ‒, et la médiation ‒ ils émettent une série de questions et de réflexions, sous la forme d’un texte numérique, sur l’application du site Deep Viewpoints, ce qui permet de guider l’interprétation des autres.

Figure 2. Deep Viewpoints encourage les utilisateurs à raconter leur point de vue sur une sélection d’œuvres d’art extraites de la collection de l’IMMA, à travers la création de « scripts » numériques. © Louis Haugh

Ensemble, ces procédés permettent au musée de recueillir et de partager de multiples témoignages autour des objets. Les communautés minoritaires ont ainsi la possibilité non seulement d’interpréter les objets mais aussi de servir d’intermédiaires dans la façon dont les autres les comprennent et en font l’expérience. C’est aussi une façon pour les musées d’apprendre et d’être plus réceptifs aux communautés qu’ils servent. La curation par les citoyens a entraîné la collaboration avec une grande variété de communautés, y compris la communauté irlandaise des gens du voyage, les communautés noires et LGBT, les communautés d’immigrants ou de nouveaux arrivants, les demandeurs d’asile et les jeunes personnes issues du système de la justice pénale.

De interprétations des œuvres d’art nouvelles et inattendues sont apparues durant les ateliers ; par exemple le groupe Black and Irish, une organisation qui défend les intérêts des communautés noires et métis en Irlande, a créé un script, intitulé « Necessary discomfort » (Inconfort nécessaire), centré sur quatre œuvres qui, à ses yeux, révélaient des aspects déplaisants de l’expérience humaine ». Les auteurs du texte y affirment : « Il est souvent pénible d’essayer de faire changer les choses. En effet, il faut aborder des sujets difficiles, avoir des conversations dérangeantes et entendre l’expérience des autres, ce qui est parfois désagréable. Sans cette part d’inconfort, cependant, le changement n’aurait jamais lieu. » (Adam Stoneman et al., 2021).

Le futur des outils et des méthodes de SPICE

Au cours des deux dernières décennies, les musées ont de plus en plus reconnu le rôle qu’ils doivent jouer pour favoriser l’inclusion sociale, la compréhension et l’empathie au sein de sociétés très diverses. Il faut espérer que les outils et les méthodes de curation par les citoyens, mis en place par le projet SPICE, puissent à l’avenir être partagés et utilisés dans tous les musées en Europe. Grâce à ce type de curation, les musées sont davantage en mesure de favoriser la diversité, en accroissant la participation des communautés et en offrant des expériences variées pour l’éducation, le plaisir, la réflexion et le partage des connaissances.

References:

Site Web du projet SPICE : https://spice-h2020.eu/

Stoneman (Adam), Carvalho (Jason), Daga (Enrico), Maguire (Mark) et Mulholland (Paul),  « Uncomfortable Revelations: can citizen curation widen access to museums? », dans Museum Ireland, 2021, vol. 28, p. 64.