Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

Nick Marchand

Head of International Programmes at the V&A

Qu’entend-on par «ambitions internationales»? Qu’est-ce qui fait sens? Alors que la tendance à l’internationalisation croît de façon exponentielle, Nick Marchand, chef des programmes internationaux au Victoria and Albert Museum, donne son point de vue sur l’expansion internationale du musée.

Parmi la collection de la Royal Photographic Society, présentée ici, au Victoria and Albert Museum (V&A), se trouvent quelques-unes des photographies les plus spectaculaires d’Herbert Ponting, prises à partir de 1910, lors de la dernière expédition du capitaine Robert Scott.

Ces épreuves au charbon, immortalisées par l’appareil à plaques pliant, donnent au spectateur la sensation de faire partie du voyage. Sur l’une se tient, fier, le lieutenant Henry Bowers, qui s’apprête à poser le pied sur la glace. Sur une autre, devenue iconique, l’équipage de chiens se repose. Sur une troisième, on aperçoit le Terra Nova depuis une caverne creusée dans un iceberg.

Bien sûr, en voyant ces images, on ne peut que se remémorer les derniers mots que Lawrence Oates adressa au capitaine Scott, avant de se glisser hors de la tente, plantée sur la barrière de Ross, en Antarctique, pour s’aventurer une dernière fois dans le blizzard…

 A black and white image of a cavern in an iceberg and some members of the expedition.
Herbert Ponting, La dernière expédition de Robert Scott. Une caverne dans un iceberg. Museum no. E.1320-2000. ©Victoria and Albert Museum

J’ai bien conscience que l’analogie que j’ai choisie pour présenter les efforts consentis par les musées du monde n’est pas des plus gaies. Néanmoins, au cours des premiers mois que j’ai passés au V&A, j’ai beaucoup réfléchi aux ambitions internationales de nos institutions. J’ai également longuement songé à ce que nous entendons vraiment par « ambitions internationales ».

Cette expression, comme souvent dans le musée contemporain, semble chargée de sous-entendus. Le mot « ambition » est en lui-même synonyme d’un fort désir d’accomplir quelque chose, d’accéder à la richesse ou au pouvoir. Par extension, cette réussite personnelle a des conséquences négatives pour d’autres.

Quand Roald Amundsen planta le drapeau norvégien dans la glace de « Polheim », une tente érigée à la hâte au Pôle Sud, la réussite de cette expédition fit aussitôt le tour du monde. Ce fut évidemment bien différent au Royaume-Uni, où l’échec héroïque du capitaine Scott éclipsa le triomphe norvégien.

Ces dernières années, quelques-uns des plus grands musées au monde ont créé des avant-postes dans d’autres pays. Depuis quarante ans, la portée du musée Guggenheim n’a fait que s’étendre, avec de nouvelles aventures à Bilbao, Berlin et Las Vegas, sans compter les projets abandonnés pour les villes d’Helsinki, de Guadalajara et d’Abou Dabi. Nous avons vu le musée Pompidou voyager jusqu’à Malaga, Bruxelles et Shanghai, le Musée du Louvre aller à Abou Dabi, le musée de l’Hermitage à Amsterdam et, bientôt, le musée du Palais à Hong Kong.

“Le mot « ambition » est en lui-même synonyme d’un fort désir d’accomplir quelque chose, d’accéder à la richesse ou au pouvoir. Par extension, cette réussite personnelle a des conséquences négatives pour d’autres”

Ces nouvelles plateformes participent à développer l’identité de marque et l’accès à des collections d’une importance considérable, à stimuler l’économie locale et à toucher de nouveaux publics.

À chaque fois qu’un grand établissement ouvre une annexe dans un autre pays, j’imagine un fonctionnaire haut placé de l’un des autres pays du G20 (car ces musées sont habituellement originaires de ces nations), qui tapote une carte du monde avec nervosité, jurant dans sa barbe de ne pas s’être saisi de cette chance. Son pays risque de perdre sa place dans le classement du « Soft Power 30 » des pays les plus influents culturellement, et il craint les réprimandes de son ministre. Cette vision est assurément influencée par une longue histoire de privilèges.

Ces récits internationaux d’audace sont généralement considérés comme des victoires, des conquêtes. Ce sont autant de marqueurs, sur la carte, qui représentent « l’ordre naturel des choses ».

Un an après la remise du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, ces mythes ont, semble-t-il, perdu un peu de leur éclat. Ne faisons-nous que rejouer ici une variante culturelle des jeux impérialistes plus violents auxquels nous nous adonnions il y a de cela à peine trois ou quatre générations ? Comment prouver que nos intentions sont bonnes ? Et sont-elles seulement désirées ?

En septembre 2019, le V&A Dundee a célébré son premier anniversaire. Durant ces 12 mois, le musée a accueilli quelque 830 000 visiteurs et contribué au tourisme de la ville à hauteur de 16 millions de livres en 2018.

Ce mois-ci, le musée Design Society de Shekou, en Chine, fête son deuxième anniversaire. Tout en tuiles blanches qui étincellent sur la baie de Shenzhen, ce musée, qui fait partie de Sea World Shenzhen, est un projet majeur pour le conglomérat China Merchants Group. Et le V&A y est aussi représenté. Nous avons passé 5 ans à collaborer avec cette institution, alors qu’elle œuvrait à développer les publics, les expositions et les partenariats du premier grand musée chinois consacré au design.

V&A Dundee – designé par Kengo Kuma – photo credit Ross Fraser McLean

Le V&A est donc impliqué dans cette affaire, à l’instar des musées Guggenheim et Pompidou, du Louvre et de l’Hermitage. Mais ce qui est intéressant, aussi bien dans le cas du V&A Dundee que dans celui du Design Society, c’est que le V&A n’est pas au cœur de l’histoire : le principal, ce sont les partenariats et l’environnement qui le complètent.

À Dundee, le déclin de l’industrie traditionnelle (qui, d’ailleurs, a construit le RSS Discovery, le navire sur lequel le capitaine Scott a embarqué pour sa première expédition en Antarctique, et qui est toujours exposé là où il a vu le jour) a poussé la ville à se réinventer en tant que centre culturel, ces 30 dernières années. Les secteurs de la création et les formes et les pratiques artistiques transversales ont pris sa place, occupant les espaces autrefois délaissés pour créer un environnement parfait pour les médias et les arts numériques.

“Le V&A n’est pas au cœur de l’histoire : le principal, ce sont les partenariats et l’environnement le complètent”

Mais l’environnement du premier musée du design écossais n’est pas le seul artisan de sa réussite : le mérite en revient aussi aux efforts et à l’impulsion donnés par le personnel du V&A Dundee. Il est en effet parvenu à intégrer le musée dans la trame culturelle de la ville, avec l’aide de partenaires de longue date, tels que les universités de Dundee et d’Abertay, le conseil municipal de Dundee et l’organisme Scottish Enterprise.

Shenzhen, quant à elle, est une ville qui s’est complètement transformée en 40 ans, grâce à son statut de « zone économique spéciale ». Une nouvelle scène design y est en plein essor. Notre partenariat est fondé sur un dialogue motivé par cette période critique de créativité et d’innovation, alors même que Shenzhen, le moteur industriel, se change en capitale de la création. Comme le disait en 2016 Luisa Mengoni, l’ancienne responsable de la galerie du V&A au Design Society, nous sommes ici pour « assister à une véritable transition, du “fabriqué” au “créé” en Chine ». Encouragés par ce dynamisme, nous espérons pouvoir partager des sources d’inspiration et admirer collectivement ces prouesses d’ingéniosité contemporaines.

V&A Gallery, Design Society © Victoria & Albert Museum, London / Design Society

En outre, le V&A a un lien direct et personnel avec Dundee et Shenzhen. Notre musée a été fondé dans le but d’éduquer les designers, les fabricants et le public à l’art et au design. Il trouve son origine dans la première exposition internationale, l’Exposition universelle. Avec l’éducation et l’inspiration pour piliers, le V&A a été créé à une période de transition marquée par la créativité et la curiosité. Trois aspects que l’on retrouve fortement dans les villes de Dundee et de Shenzhen : notre implication a donc pour base un véritable système commun.

Alors même que les discussions autour de la nouvelle définition du musée de l’ICOM se poursuivent, enthousiastes ou outrées, l’idée même de partenariats actifs qui ouvrent la voie à une meilleure compréhension du monde me semble totalement pertinente. En effet, ils promeuvent le dialogue et l’échange culturels, ainsi qu’un investissement plus authentique et subtil, dont les fondations seraient bien plus profondes qu’un intérêt financier ou la fierté nationale. Je trouve qu’il s’agit là d’une formidable ambition vers laquelle nous devrions tendre.

“L’idée même de partenariats actifs qui ouvrent la voie à une meilleure compréhension du monde me semble totalement pertinente”

Il y a cent six ans, sur la barrière de Ross, le capitaine Scott mourut de faim à 18 km à peine d’un entrepôt de nourriture, vaincu par son concurrent norvégien. Comme il l’affirmait dans sa première déclaration publique : « L’objectif principal de cette expédition est d’atteindre le Pôle Sud et d’attribuer à l’Empire britannique l’honneur de cet exploit. » Après plus d’une décennie de précieuses découvertes et d’explorations scientifiques, c’est son orgueil démesuré qui a eu raison du capitaine : une course pour être le premier à planter son drapeau. Une leçon qu’aucun de nous ne devrait oublier.

Herbert Ponting, La dernière expédition de Robert Scott. L’équipage de chiens se repose. Museum no. E.1313-2000. ©Victoria and Albert Museum

L’auteur

Nick Marchand est responsable des programmes internationaux chez V&A. Au cours des 20 dernières années, il a travaillé en Australie, en Chine, à Hong Kong et au Royaume-Uni. Avant V&A, il a travaillé à l’étranger pour le British Council, l’organisation internationale du Royaume-Uni pour les relations culturelles et les opportunités éducatives. Il a de l’expérience en théâtre, en tant que directeur artistique, producteur et écrivain.