Courtney Traub
Éditrice senior et correctrice pour Museum International, journaliste et écrivaine de voyage
Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau
décembre 2, 2025
Comme il l’a déjà fait par le passé, le Centre Sainsbury, situé à Norwich, a programmé dans le cadre de sa saison thématique une série d’expositions qui explore les thèmes clés du programme sous divers angles culturels, idéologiques et muséologiques. L’exposition personnelle de l’artiste éthiopien Tesfaye Urgessa, intitulée Roots of Resilience (« Racines de la résilience ») et ouverte jusqu’au 15 février, que j’ai été invitée à visiter lors d’une avant-première réservée à la presse, est l’un des événements phares de la programmation en cours. Dirigée par John Kenneth Paranada1, conservateur d’art face au changement climatique au Sainsbury Centre, cette exposition a été produite avec le soutien de la fondation Cheng-Lan à Hong Kong et de la galerie Saatchi Yates à Londres.

Urgessa, qui a achevé une résidence d’artiste au Sainsbury Centre courant 2025, a produit pour l’institution une série de nouveaux tableaux et sculptures qui ont pour vocation d’être en dialogue avec des œuvres de la collection permanente du musée, dont des tableaux de Pablo Picasso et de Francis Bacon. Cette nouvelle série, réalisée sur commande, est un commentaire sur la crise migratoire mondiale et les expériences de migration ; elle souligne la violence et le traumatisme de l’exil – mais aussi la résilience et la dignité de ceux qui en font l’expérience.
Urgessa s’est basé sur les codes esthétiques et les tropismes culturels éthiopiens traditionnels pour imaginer les figures humaines dramatiques qui occupent le centre de ses œuvres. On remarque aussi des éléments cubistes dans ses tableaux et ses sculptures, faisant écho à Pablo Picasso – qu’il cite comme un de ses prédécesseurs. Femme se coiffant de Pablo Picasso (1906), qui fait partie de la collection permanente du Sainsbury Centre, est placé à côté de l’interprétation personnelle de l’œuvre par Urgessa, qui laisse également apparaître des influences de Francis Bacon et du Néo-expressionnisme allemand.
Toutefois, plutôt que de déformer ses sujets humains dans l’abstraction (comme Picasso l’a si souvent fait), Urgessa insuffle à ses sujets une émotion, une vulnérabilité, une force et une résistance tranquille qui ne laissent pas indifférent. Pour le conservateur, Ken Paranada, « Les tableaux de Tesfaye sont audacieux. Ils nous maintiennent dans cet espace brut entre l’horreur et la tendresse. Ses figures charnues et distordues semblent presque à fleur de peau, porteuses du choc de Francis Bacon et du manifeste contre la guerre de Guernica tout en parlant un langage propre à l’artiste. »
Plusieurs des tableaux traitent directement des expériences aliénantes et potentiellement traumatiques de la migration, du racisme, et des procédures administratives qui tendent souvent à traiter les réfugiés comme des numéros et des statistiques plutôt que comme des personnes. L’œuvre d’Urgessa porte sur l’individualité de ces expériences, repoussant la déshumanisation et l’abstraction qui dominent souvent dans le discours politique au sujet des demandeurs d’asile.
Dans Luminous Life (Vie lumineuse), on voit un père se tenir avec ses deux enfants – nus tous les trois, ce qui suggère leur vulnérabilité – devant le bureau d’un bureaucrate. Le bureaucrate est représenté par deux mains osseuses rappelant celles de l’œuvre d’Egon Schiele, qui, refermées sur des stylos, tracent une ligne sur la table.

« Cette ligne est à la fois un acte de pouvoir et un acte d’exclusion », a dit Urgessa dans une déclaration d’artiste. « C’est pour rappeler qu’au cours de l’histoire, particulièrement en Occident, on a tracé des lignes de démarcation à travers l’esclavage, le colonialisme, la ségrégation, en appliquant des doubles standards qui ont offert des opportunités à certains et fermé la porte à d’autres. »
Mais tout de même, trois portes ouvertes à l’arrière-plan du tableau suggèrent les possibilités qui s’ouvrent en dehors du centre de traitement. « Pour moi, cette tension entre la façon dont l’histoire vous définit et la possibilité de changement qui vous appartient toujours est ce que ce tableau cherche à montrer, » a indiqué l’artiste.
D’autres œuvres de l’exposition sont plus allégoriques, invitant à la réflexion non seulement sur ce que les gens abandonnent quand ils sont forcés de quitter leur foyer, mais aussi sur ce qu’ils emportent avec eux. First Flame (Première flamme) représente une figure distordue de femme qui, les seins nus et recourbée au-dessus d’une série d’objets cassés, regarde droit devant. Dans une main, elle tient une poignée de feuilles d’un vert vif. À l’arrière-plan, un personnage féminin secondaire allaite son enfant ; le motif de la femme à l’enfant se retrouve dans beaucoup des œuvres de l’exposition.
Les objets cassés au premier plan, a expliqué Urgessa, sont « des choses identifiables et non identifiables… des choses qui semblent être les restes d’une ancienne vie, mais qui marquent aussi un nouveau départ ». Et les feuilles vertes, que la femme semble presque écouter, pourraient représenter « la flamme originelle, la petite étincelle qui pourrait se transformer en une nouvelle ère, une nouvelle vie ».
No Country for Young Men, 31
En plus des œuvres commandées par le Sainsbury Centre, le tableau de grande taille intitulé No Country for Young Men, 31 (Ce pays n’est pas pour le jeune homme, 31) est, dans cette exposition, particulièrement saisissant – il a d’abord fait l’objet d’une attention internationale quand Urgessa a représenté l’Éthiopie à la 60ème biennale de Venise en 2024. Faisant partie d’une grande série d’œuvres qui traite de la crise des réfugiés de manière quasi épique, le N° 31 représente un groupe de personnages qui se serrent les uns contre les autres, face à une main désincarnée équipée de papier et stylo. Il y a des livres ouverts aux pieds de la plupart des personnages, représentant peut-être les savoirs avec lesquels ils sont venus, ou ceux qui doivent être appris pour survivre sur leur terre d’accueil. Certains des visages sur le tableau apparaissent comme des reflets dans des miroirs ; Urgessa m’a confié à l’avant-première réservée à la presse qu’il concevait les reflets dans les miroirs comme un moyen de permettre au public de se voir lui-même reflété dans l’œuvre.

Urgessa a commencé cette série en 2016, au pic de la crise des réfugiés. « À l’époque, il assistait sa femme dans un centre pour enfants et familles traumatisés qui avaient vécu le voyage de migration », a dit Ying-Hsuan Tai, directrice de la section Asie à la galerie Saatchi Yates, qui a recommandé l’œuvre d’Urgessa au Sainsbury Centre et obtenu le soutien de l’exposition par la fondation Cheng-Lan.
« Il a mentionné que le bruit de pas [des réfugiés] ne lui sortait plus de la tête le soir avant de s’endormir à cette époque, et ça a été le catalyseur de cette série », a-t-elle ajouté.
Ce tableau a ensuite été acquis par la fondation Cheng-Lan, une association à but non lucratif consacrée au travail avec les artistes dont l’œuvre aborde les sujets de la migration, de la mémoire et de la continuité culturelle, a indiqué Ying-Hsuan Tai. « À travers cette collaboration, nous sommes en train de finaliser une acquisition pour le Sainsbury Centre », a-t-elle dit – ce qui marquera la première fois qu’une œuvre d’Urgessa est domiciliée dans un musée public britannique.
Réflexion sur la violence et l’empathie : initiatives éducatives
Une intention évidente ressort de l’exposition d’Urgessa, et de toute la saison au Sainsbury Centre : pousser le public à faire un travail de réflexion sur son rôle potentiel dans la violence aussi bien que dans son meilleur antidote, l’empathie. Paranada m’a indiqué que les programmes d’éducation et de sensibilisation visant à encourager le public, et en particulier les jeunes, à aborder et à réfléchir sur ces sujets sont aux origines du programme Pouvons-nous arrêter de nous entretuer ? « En collaboration avec l’équipe pédagogique du Sainsbury Centre, nous sommes en train de lancer un nouveau projet avec l’artiste Jack Young intitulé Archéologie pour le futur », a-t-il dit. « Cet atelier d’une journée invitera les parents et leurs enfants adolescents (14-18 ans) à travailler avec Jack au moyen de la sculpture, de la narration, et de la discussion philosophique pour imaginer un monde débarrassé des conflits », a-t-il ajouté, précisant que les participants seront recrutés par le biais des réseaux scolaires locaux, du site web du musée et des réseaux sociaux. « Ce que je trouve le plus épatant est que ce projet ouvre de nouveaux canaux de communication entre les jeunes et leurs parents, en-dehors de leurs rythmes habituels à la maison. Et puis cela encourage le dialogue intergénérationnel à un moment où les jeunes, qui pour beaucoup vont voter pour la première fois aux prochaines élections, sont en train de se trouver, de faire leur éveil politique. »

L’exposition Roots of Resilience: Tesfaye Urgessa est à découvrir jusqu’au 15 février 2026. Une sélection des œuvres de Tesfaye Urgessa séjournera ensuite au Red Brick Art Museum à Pékin à partir de mars 2026. La programmation Can We Stop Killing Each Other? se terminera le 17 mai.
1 John Kenneth Paranada a publié un article intitulé « A Path Forward: Curating Art & Climate Change at the Sainsbury Centre, University of East Anglia » (« Tracer un chemin : être conservateur de l’art face au changement climatique au Sainsbury Centre, université d’East Anglia ») disponible en libre accès sur le site web Taylor and Francis dans le double numéro « Museum Sustainabilities » de Museum International (Vol. 75).