Mots clés : mémoire, communauté, co-création, dialogue, COVID-19, supports didactiques.
Expériences avec le support didactique Un Museo para Mí en Colombie
Qu’est-ce qu’un musée de poche et en quoi ce concept est-il lié à nos souvenirs personnels et collectifs ? Dans cet article, nous analysons le concept des musées de poche ainsi que son utilisation comme outil de création et de dialogue dans le cadre du projet Mémoire, victimes et représentation du conflit colombien. Nous étudions également la fonction qu’a eu cet outil dans le cadre du projet de création du Museo Afro de Colombia.
Fig. 1. Support didactique Un musée pour moi, Liverpool 2022.
Les premières choses qui viennent à l’esprit de nombreuses personnes lorsqu’elles entendent le mot ‘musée’ sont le silence, la contemplation, le fait de regarder sans toucher… Elles pensent à ces espaces organisés au millimètre où chaque objet a été étudié et conservé dans une vitrine. Il existe cependant des « musées de poche », un concept que nous avons fait intervenir dans le cadre du projet Un Museo para Mí (Un musée pour moi), qui a pour objectif le dialogue et la création.
Qu’est-ce qu’un musée de poche, vous demandez-vous ? La chose n’est pas aisée à définir : la collection d’un « musée de poche » est constituée à partir de photos que l’on conserve dans son portefeuille ou sur son téléphone, d’un petit mot ou d’une fleur séchée que l’on garde précieusement à l’intérieur d’un livre ou d’une enveloppe, de l’odeur d’un petit plat maison… Il y a autant de « musées de poche » que de personnes. Ce sont des capsules de souvenirs que l’on évoque dans le cadre de nos échanges et rencontres avec nos amis et nos proches. Les « musées de poche » existent dans nos esprits, au fond de nos sacs à main ou lorsque nous visitons la maison de nos grands-parents. Ils sont la représentation de nos souvenirs et de nos patrimoines personnels.
Le projet Mémoire, victimes et représentation du conflit colombien
L’équipe internationale de recherche interdisciplinaire dirigée à l’Université de Liverpool (Royaume-Uni) par la professeure Claire Taylor, la docteure Lucia Brandi et le muséologue Camilo Sánchez dans le cadre de la bourse Mémoire, victimes et représentation du conflit colombien – financée par l’Arts and Humanities Research Council (AHRC) et par l’UKRI Global Impact Accelerator – a recours à la métaphore du musée de poche pour explorer les récits du conflit colombien à l’aide de supports didactiques.
Ces supports sont des ressources pédagogiques utilisées dans le cadre des processus d’enseignement et d’apprentissage. Ils visent à faciliter la compréhension d’un sujet, à créer un outil de dialogue ou d’exploration dans le cadre d’une exposition ou d’un programme éducatif. Ces ressources permettent aux visiteurs de vivre une expérience ludique, encourageant ainsi leur créativité et leur imagination. Dans le projet Un musée pour moi, le support didactique acquiert un caractère particulier car il a été créé afin de visibiliser les histoires des victimes et des survivants du conflit armé en Colombie.
Ce support est un kit imprimé sur papier, conçu pour être découpé et monté afin de créer une maquette de salle d’exposition. Il contient un ensemble de planches représentant des éléments tels que les murs, les sols, les plafonds, les portes et les fenêtres, ainsi que des objets généralement présents dans les expositions comme les tableaux et les socles pour sculptures. À l’aide de ce kit, l’utilisateur pourra construire une exposition miniature pour raconter des histoires collectives ou individuelles.
Ce kit a été utilisé pour la première fois lors d’ateliers pédagogiques organisés avec des femmes victimes du conflit colombien dans les régions de Boyacá, Santander et Bogotá. L’objectif était de créer des outils leur permettant d’exprimer leurs histoires personnelles dans une optique de vérité, de justice, de réparation et de non-récidive.
Nos souvenirs nous construisent et nous permettent de comprendre la façon dont nous concevons le monde. Le concept de “musée” devient une métaphore du dialogue et de la guérison : l’institution est considérée comme un outil permettant d’explorer les labyrinthes de la mémoire de ce pays aux couches multiples où il existe de nombreuses formes de violence et beaucoup d’histoires non dites. Cette exploration se fait à travers les petits musées en papier élaborés à partir du support didactique Un musée pour moi.
L’exposition Un musée pour moi
L’exposition Un musée pour moi a été inaugurée en 2020 au Museo Nacional de Colombia, à Bogotá, faisant de l’une des salles du musée un lieu de rencontre et de création pour le public. Les musées personnels élaborés par les femmes du projet Mémoire, victimes et représentation du conflit colombien ont engagé un dialogue avec les musées qui ont été créés par le public de l’exposition. La salle est devenue un espace d’ateliers où les enfants et les adultes ont réfléchi au rôle des musées au XXIe siècle et aux liens entre la représentation, les lacunes et l’hégémonie des récits nationaux dans les musées historiques de Colombie. Cette expérience a permis d’exposer dans le musée des objets historiques, mais également les créations des visiteurs : des musées miniatures, réalisés avec les objets que les visiteurs avaient dans leurs poches.
Fig. 2. Exposition du projet Mémoire, victimes et représentation du conflit colombien, qui est en dialogue avec les musées de poche élaborés par les visiteurs du Museo Nacional de Colombia, mars 2021.
L’adaptation du projet durant la pandémie de COVID-19
La crise du coronavirus en 2020 ayant provoqué la fermeture des musées en Colombie et dans le monde entier, l’exposition Un musée pour moi s’est adaptée à une version virtuelle en ligne afin que le nouveau public virtuel du Museo Nacional de Colombia puisse continuer à y participer activement. En parallèle, le projet a entrepris en 2021 un voyage dans 22 musées de Colombie. Les supports didactiques imprimés d’Un musée pour moi ont été envoyés dans des musées d’art, d’histoire et de mémoire. L’objectif était d’aider les départements éducatifs de ces musées à créer des ateliers permettant de dialoguer avec leur public concernant leur expérience du confinement et la transformation de la société en pleine pandémie.
Ainsi, Un musée pour moi a permis de créer de nouveaux parcours et d’expérimenter les méthodologies d’ouverture suite à la pandémie. Par exemple, la Casa Museo Rafael Núñez à Cartagena (Bolívar) a réalisé des ateliers en format hybride, avec un public en présentiel et un public virtuel, dans le cadre d’une activité intitulée Un museo colectivo (Un musée collectif) qui a été retransmise sur Facebook. Autre activité marquante, le Museo Picnic (Musée pique-nique), organisé par la Casa Museo Antonio Nariño à Villa de Leyva, Boyacá, lors de laquelle le public a exploré le potager du musée pour créer des expositions à partir de cette expérience. Toutes ces activités ont été réalisées avec le matériel fourni.
Le Museo Afro de Colombia et les musées de poche
L’année 2021 a été déclarée Année de la Liberté dans le cadre du 170e anniversaire de la proclamation de la Loi d’abolition de l’esclavage en Colombie. L’Année de la Liberté a été, avant tout, l’occasion de visibiliser la manière dont les communautés noires, afro-colombiennes, raizales et palenqueras ont créé du savoir et des patrimoines. C’est la raison pour laquelle le Museo Nacional de Colombia a lancé le projet du Museo Afro de Colombia, une initiative conduite par le ministère de la Culture en partenariat avec la municipalité de Cali et le Conseil départemental du Valle del Cauca. Ce musée, qui sera situé à Cali, est actuellement en cours de construction et de développement conceptuel et curatorial. Ce projet fait appel à la méthodologie des laboratoires de co-création, une stratégie muséologique mise en œuvre à travers des prototypes et des activités éducatives.
Tout cela a pour but de provoquer des discussions, de la création, des débats et des échanges d’idées concernant l’ambition du Museo Afro de devenir un lieu vivant où les communautés constitueront elles-mêmes leurs récits dans une perspective décoloniale et participative. Dans ce processus, le support didactique d’Un musée pour moi devient un outil muséologique permettant de dialoguer avec les communautés autour du sens et du rôle du Museo Afro au XXIe siècle. Il constitue ainsi un soutien pour ce projet qui a été construit en parcourant le pays, en instaurant un échange entre experts, leaders, enfants et enseignants, en parcourant des « musées de poche » remplis d’histoires et de regards sur l’objectif de ce musée qui sera situé à Cali. Ce support didactique interroge sur la manière de construire sa collection, qui devra être pensée au travers d’un dialogue avec les initiatives des communautés et le reste du territoire colombien.
Fig. 3. Musée élaboré par des petites filles de la municipalité San Basilio de Palenque (premier village libre de l’Amérique coloniale) avec support didactique, dans le cadre du laboratoire de co-création du Museo Afro de Colombia, mars 2022.
Conclusion : les musées de poche et la mémoire
Les musées de poche sont un moyen de comprendre la mémoire personnelle et collective comme une métaphore du musée. Dans le cadre du projet Mémoire, victimes et représentation du conflit colombien et du Museo Afro de Colombia, les supports didactiques d’Un musée pour moi sont utilisés pour dialoguer avec les communautés sur la représentation, les savoirs et les connaissances que doivent posséder les musées d’un point de vue décolonial et participatif. Cet outil est une invitation à créer, à penser et à construire le musée en tant qu’espace vivant et ouvert aux récits de chaque personne. Dans un monde où le silence et la douleur sont quotidiens, le concept du « musée de poche » peut faire des espaces muséaux des lieux sécurisés, des espaces de refuge, de dialogue et de création.
Le projet Un musée pour moi est un échange, un prétexte à la création, mais également un « musée de poche ». Il regorge de fragments de souvenirs, de petits éléments conservés au fond d’un sac à main, de l’arôme d’un dessert préféré ou du parfum d’un être qui n’est plus là. C’est un reliquaire de larmes et de rires, personnel et collectif. C’est un livre ouvert à la création et à l’imagination, un outil à la portée de tous.
Fig. 4 : Activité avec la Fundación Guagua qui a réuni des étudiants de l’Universidad del Valle et des parents de victimes d’enlèvement, mai 2022.