Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

Jamie Larkin, Paul Burtenshaw

Professeur adjoint, secteurs de la création et de la culture, université Chapman, États-Unis; Conseiller en patrimoine international

Mots-clés : Musées ; Modèles commerciaux ; Monétisation ; Economie numérique ; Secteur de la création

La covid-19 a complètement bouleversé les modèles commerciaux traditionnels des musées. Dans notre économie néolibérale, les musées choisissent le plus souvent de monétiser l’expérience en présentiel des visiteurs par le biais des ventes de tickets, de l’espace buvette, de la boutique, ou encore des événements spéciaux et de la location des lieux : autant d’éléments balayés par les confinements.

Au Royaume-Uni, plus de 70 % des musées ne dépendent pas des financements publics et s’appuient principalement sur leurs revenus commerciaux : au musée Mary Rose de Portsmouth, par exemple, 90 % des revenus annuels proviennent des visiteurs.1 L’arrêt de ces flux a laissé de nombreuses institutions dans une situation financière précaire.

On ignore quand les touristes, notamment étrangers, reviendront en nombre. En outre, avec la crise climatique, l’incompatibilité potentielle du tourisme de masse avec les objectifs de développement durable ressort de plus en plus. Il est donc vital d’innover afin de diversifier les modèles commerciaux des musées. Ceux-ci doivent développer de nouvelles façons de proposer des expériences et des produits directement au public, formant ainsi différentes communautés de publics, au lieu de chercher uniquement à attirer les visiteurs sur place. Ce modèle est synonyme de défis conceptuels dans ce secteur où l’expérience en présentiel est sacrée. Pourtant, c’est aussi une occasion de créer des formes d’engagement percutantes, dans un contexte où l’économie numérique et les modes de consommation culturelle se développent constamment.

Se détacher du présentiel

Vendre les produits du musée

Souvent, la vente de produits est la seule activité commerciale à avoir perduré lors de la pandémie, bien que de façon limitée. En plein confinement, de nombreuses institutions se sont tournées vers le e-commerce, proposant des produits culturels adaptés aux conditions, comme des puzzles et des masques. Ces objets permettent depuis longtemps de mettre en valeur les collections et de créer des liens avec les visiteurs. Pour autant, le e-commerce présente de nouvelles possibilités d’établir des relations durables avec des publics externes. Par exemple, le Muzeo d’Anaheim, en Californie, s’est mis à vendre une box à abonnement mensuel contenant des tirages artistiques et des matériaux «conçus pour réveiller votre créativité et créer un lien plus solide avec les pratiques artistiques et la culture locales.» Pour mettre au point des projets de ce genre, les musées doivent passer d’une approche centrée sur les produits-souvenirs à une approche créative qui cherche à rapprocher les publics et les collections, même en dehors des murs, et leur donne la possibilité d’augmenter leurs revenus, tout en créant toujours plus d’occasions significatives d’apprendre.

Printemps 2021, Box abonnement Muzeo contenant deux peintures réalisées par Alkaid Ramirez et Eileen Carrasco, deux artistes locaux ; des stickers artistiques réalisés par l’artiste locale Berverly Salas ; le livre This is What I Know About Art par Kimberley Drew ; un kit d’aquarelle ; un stylo plume et un mini carnet de notes ; une bougie parfumée et une pierre précieuse. © MUZEO Museum and Cultural Center

Vendre du contenu numérique, des histoires et des expériences

Pendant le confinement, les musées ont créé ou revu leur contenu numérique dans l’espoir de conserver leur public, en lui permettant d’accéder à des ressources pédagogiques en ligne et en partageant sur les réseaux sociaux des expositions et des objets déjà numérisés. Deux difficultés ont alors émergé. Tout d’abord, il convient d’éviter de répliquer des expériences en présentiel (par exemple en proposant des catalogues et des expositions virtuelles) et de privilégier des formats numériques dynamiques pour lesquels les visiteurs se montreront prêts à payer. Parmi les différentes techniques possibles, on retrouve le contenu narratif, les visites sur mesure données par le conservateur ou des événements en direct, comme des escape games virtuels. Le deuxième défi consiste à trouver les bonnes méthodes pour commercialiser ce contenu, une approche qui peut sembler aller à l’encontre de la volonté, bien ancrée dans le secteur, de fournir un accès maximal à la culture. Le projet The Met Unframed a ainsi réinventé l’expérience numérique avec des œuvres animées, des jeux interactifs et des prêts virtuels, grâce auxquels les visiteurs pouvaient vivre le musée de façon inédite. Sponsorisée par un partenariat commercial avec Verizon, cette expérience créative à durée limitée mise au point par le Metropolitan Museum of Art de New York était gratuite, mais pourrait facilement être monétisée par le biais de tickets virtuels ou en facturant certains suppléments, par exemple le prêt d’œuvres virtuelles, sur le modèle des paiements dans l’application. Il faudrait ensuite choisir entre un paiement unique ou un abonnement virtuel.

‘The Met Unframed Game Example’ © Verizon, The Metropolitan Museum of Art

Bâtir des communautés en ligne

Durant tout le confinement, les musées ont utilisé des plateformes en ligne pour lancer des collectes de fonds et tenter d’éviter l’insolvabilité, ou pour financer leurs programmes virtuels. Ces interactions avec les sympathisants sont autant d’occasions de bâtir des communautés monétisables. Ce n’est en quelque sorte qu’un prolongement des programmes d’abonnement traditionnels, par lesquels les musées incitent les visiteurs à revenir régulièrement en offrant des entrées gratuites. Les plateformes d’abonnement, telles que Patreon, permettent de réunir des communautés géographiquement dispersées autour de la création de contenu numérique. Les mécènes profitent d’avantages, comme un accès exclusif à un contenu donné ou la possibilité de donner leur avis sur les documents créés. Leur motivation : ce sentiment d’appartenir à une communauté. Par exemple, le musée des Blindés (Tank Museum) de Bovington, au Royaume-Uni, a attiré 1002 contributeurs sur Patreon. Ceux-ci peuvent choisir parmi quatre niveaux d’abonnement, à 4,50 euros ($5), 13 euros ($15), 26 euros ($30) ou 172,5 euros ($200) par mois, chacun accordant des avantages cumulatifs, aussi bien numériques que physiques, par rapport au précédent. La plateforme permet au musée de générer plus de 7600 euros ($9 120) par mois.2 Des stratégies semblables sont utilisées par les organisations à but non lucratif afin d’encourager les donations régulières par des «récompenses», en laissant les utilisateurs accéder à du contenu et en leur assurant qu’ils «font partie de l’équipe», que leur contribution à la cause a son importance. Si créer du contenu spécial pour les personnes prêtes à payer peut paraître exclure le grand public, cette attitude est en fait moins élitiste que les salons et les réceptions réservées aux membres, souvent inclus dans les abonnements traditionnels. Ces communautés virtuelles peuvent même abattre les barrières du capital social et physique qui entourent l’espace géographique du musée, bien que l’on puisse opposer que ceux sans accès à internet sont encore laissés de côté. Ici, l’accent est mis sur le soutien à la cause d’un musée, ce qui permet d’élargir la communauté des sympathisants, tout en fournissant un flux de revenus régulier supplémentaire.

La clé : la collaboration

La mise en place de revenus en ligne implique de convaincre les visiteurs qu’ils peuvent se lier réellement avec un musée sans nécessairement s’y rendre. Les ventes en ligne, un contenu virtuel marquant et exclusif et les abonnements numériques qui donnent le sentiment de faire partie d’une communauté sont autant de clés pour y parvenir. Les ressources nécessaires à une telle diversification peuvent sembler excessives, mais c’est aussi une bonne raison de collaborer avec les autres entités de l’économie créative : startups, université, autres musées… Les petits musées sur un même thème pourraient mettre leur contenu en commun, par exemple en proposant un abonnement qui donnerait accès à une histoire développée chaque mois par un nouveau musée du train. Ou, au contraire, il serait possible de centraliser le contenu au moyen d’un programme d’abonnement national, similaire au National Art Pass britannique, dont les revenus aident à financer l’ensemble des musées. Ces stratégies externes ne doivent pas diminuer l’expérience des visiteurs en présentiel, mais encourager les institutions à créer des expériences frappantes, même en dehors de leurs murs, pour développer leur public et générer les ressources nécessaires à leur résilience financière future.

Références et ressources

1 Bosner-Wilton, H. With the coronavirus shutdown, smaller heritage sites such as the Mary Rose dace a fight for survival. 2020. The Art Newspaper. Disponible sur : https://www.theartnewspaper.com/comment/mary-rose-coronavirus-help (14 mars 2021)

2 Patreon. 2021. «The Tank Museum». Disponible sur : https://www.patreon.com/tankmuseum (14 mars 2021)

Pour en savoir plus sur la box proposée par Muzeo : https://muzeo.org/product/muzebox-a-quarterly-subscription-box/ 

Le contenu narratif du musée de Londres : https://www.museumoflondon.org.uk/museum-london-docklands/event-detail?id=282008 

L’expérience d’escape game du musée d’Art de Newark : https://www.newarkmuseumart.org/virtual-escape-room-experience

En savoir plus sur l’expérience Met Unframed : https://www.metmuseum.org/press/news/2021/the-met-unframed

Le compte Patreon du musée des Blindés : https://www.patreon.com/tankmuseum