L’ICOM a été invité à participer pour la quatrième fois consécutive, en tant que membre observateur, au groupe de travail sur la culture (CWG) du G20, accueilli cette année par l’Afrique du Sud avec pour thème « Solidarité, Égalité et Durabilité ». Afin de préparer sa contribution aux 4 priorités choisies par la présidence sud-africaine du G20, l’ICOM fait appel à des experts de son réseau. ICOM Voices met en lumière les contributions de ces experts dans une série d’articles leur permettant d’exposer leurs points de vue et le travail de musées dans ces domaines.
Cet article présente le travail de nos experts sur la priorité 3, « Exploiter les technologies numériques pour la protection et la promotion de la culture et des économies durables ».
La participation de l’ICOM au groupe de travail sur la culture (CWG) du G20 mettait en relief le rôle de la transition numérique pour améliorer la protection, la diffusion et la durabilité du patrimoine culturel.
Autrices :
Joelle Nwabueze : Maîtresse de conférences en droit, Directrice du département de droit des affaires, faculté de droit, université d’État des sciences et technologies d’Enugu, Nigeria. Membre du Comité pour les affaires juridiques de l’ICOM.
Mariana Valente : Maîtresse de conférences en droit international économique, université de Saint-Gall, Suisse. Membre du Comité pour les affaires juridiques de l’ICOM.
Catherine Snel : Archiviste et muséologue chez Sanlam Ltd (Présidente d’ICOM Afrique du Sud).
Marion Torterat : Conseillère juridique au Secrétariat de l’ICOM.
Dans la perspective de tirer parti des arts, de la culture, et du patrimoine en tant que moteurs économiques, l’ICOM préconise des cadres de recommandations pour les droits d’auteur et la propriété intellectuelle équitables, équilibrés, et qui vont dans le sens des missions d’intérêt public des musées. Cette démarche se manifeste notamment par l’engagement de l’ICOM depuis 2014 à faire adopter à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, en collaboration avec ses institutions partenaires – la Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques (IFLA) et le Conseil international des archives (ICA) –, un instrument international qui permette des limitations et des exceptions au droit d’auteur pour les bibliothèques, les archives et les musées.
Questions juridiques soulevées par les nouvelles technologies
La numérisation et les initiatives utilisant des technologies numériques offrent de nombreuses possibilités aux musées du monde entier, comme le montreront les exemples de la seconde partie de cet article. Toutefois, des cadres juridiques restrictifs empêchent souvent la diffusion des collections, pourtant au cœur des missions des musées.
Le traitement des reproductions fidèles d’œuvres dans le domaine public constitue un problème urgent. Certaines juridictions accordent des droits de reproduction à des photographies en haute résolution ou à des scans d’œuvres d’art en 2D dont les droits d’auteur d’origine ont expiré depuis longtemps, ce qui a pour résultat de « refermer » le domaine public. Ce problème a été reconnu par la directive européenne de 2019 sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, qui stipule que des reproductions fidèles d’œuvres d’art en 2D ne doivent, dans les pays de l’Union européenne, pas donner lieu à de nouveaux droits. Accorder des droits à ces reproductions va à l’encontre de la législation sur le droit d’auteur, représente une charge supplémentaire pour les musées, et restreint leur réutilisation par les éducateurs, les chercheurs et les artistes, ce qui va à l’encontre du principe selon lequel le domaine public est un bien commun. De plus, lorsque les cadres juridiques sont flous, les professionnels de musée indiquent, par crainte de litiges, s’abstenir de recourir à des pratiques qui favoriseraient la diffusion de reproductions.
Les accords contractuels viennent encore compliquer la situation. Les partenariats de numérisation avec des entités commerciales comportent parfois des clauses qui transfèrent des droits exclusifs sur les images ou limitent leur libre accès en ligne. Au Brésil, un musée d’art contemporain a consenti à la numérisation de sa collection pour un projet commercial, après avoir obtenu toutes les autorisations nécessaires pour ce projet. Le contrat était clair : dans certains cas, le musée n’aurait pas le droit d’utiliser les images numérisées produites par l’entreprise. Le musée a accepté cette condition, ne disposant pas de fonds suffisants pour numériser sa collection par ses propres moyens. Les obstacles à la numérisation sont donc loin d’être purement juridiques, bien qu’ils aient souvent une composante juridique. Les accords de ce genre sont monnaie courante et peuvent entraver le fonctionnement des musées avec des modalités contraignantes qui compromettent leurs missions publiques. Des obstacles techniques, tels que la gestion de droits numériques (GDN) ou les filigranes, peuvent limiter plus encore la réutilisation légitime, même lorsque aucun droit ne devrait s’appliquer.
À l’autre extrême de la question, la protection du patrimoine vivant et immatériel soulève des défis juridiques. Les chants, rituels, et savoirs traditionnels ne sont pas souvent protégés par des droits d’auteur, ce qui les expose à des risques d’appropriation irrespectueuse et de marchandisation. Un exemple connu est l’utilisation de prestations de haka māori dans des campagnes de publicité sans le consentement de la communauté māorie, suscitant des appels à la protection par le droit sui generis.
Au Brésil, l’industrie de la mode et les médias se sont appropriés des chants religieux afro-brésiliens et des motifs autochtones sans reconnaître leur origine ni partager les bénéfices engendrés. Ces cas illustrent le contraste entre le caractère ouvert des plateformes numériques et le besoin de respecter les convenances vis à vis des communautés.
Une double stratégie est donc nécessaire : il faut adopter des règles plus claires en matière de droits d’auteur – des règles qui préservent l’intégrité du domaine public –, et mettre en place des structures de gouvernance qui reconnaissent les droits des communautés sur le patrimoine immatériel et garantissent l’équité pour les créateurs en général. Harmoniser les législations nationales afin d’empêcher la création de nouveaux droits sur les reproductions fidèles, garantissant que des contrats ne puissent empiéter sur la liberté du domaine public, et intégrer des exigences d’accessibilité aux projets de numérisation permettrait aux musées de partager leurs contenus plus librement. En même temps, intégrer un consentement libre, préalable et informé à la numérisation du patrimoine immatériel, ainsi que le recommande l’UNESCO, aiderait à prévenir l’exploitation et la déformation. Enfin, en dehors du domaine des musées, des réglementations claires sur les droits d’auteur sont également nécessaires pour régir l’utilisation des œuvres numérisées soumises à des droits d’auteur dans la formation commerciale en IA, ce qui garantirait l’équité dans ce nouveau contexte. Nous avons besoin d’un encadrement judicieusement pensé qui prenne en compte les différents créateurs et les différents utilisateurs, afin de parvenir à un système favorisant l’équité et un environnement créatif varié et vivant.
En traitant la question de ces obstacles juridiques, les musées peuvent agir comme des gardiens respectés de la diversité culturelle, garantissant que dans l’avenir numérique soient représentés non seulement les points de vue dominants, mais aussi les voix et les traditions risquant d’être passées sous silence. L’ICOM est un membre actif du groupe de travail sur la culture du G20, avec pour but d’atteindre ces objectifs.
L’utilisation des technologies numériques et de l’intelligence artificielle par les musées pour diffuser le patrimoine culturel
Les musées ont reconnu l’impact significatif des technologies numériques, qui améliorent la documentation et la transmission à long terme de la culture et du patrimoine, permettant ainsi d’accroître l’engagement et de faciliter l’accès du public. Les exemples ci-dessous illustrent la manière dont certains musées adaptent la technologie afin d’aménager une expérience fluide et attrayante pour leurs visiteurs.
En Afrique centrale, le musée national du Cameroun a intégré les technologies numériques à sa stratégie pour assurer la transmission à long terme de leur patrimoine culturel. Les technologies de l’information et de la communication ont été employées par le musée pour inventorier diverses collections. Des artefacts, des archives et des œuvres de littérature ont été numérisés pour en faciliter l’accès et la transmission au public au cours d’expositions publiques. La création de collections numériques a également permis au musée national du Cameroun de résoudre des problèmes liés à ses capacités de stockage limitées.
Au Nigeria, la ville d’Enugu a accueilli son premier musée numérique en 2024, qui combine la culture et les technologies numériques en vue de la sauvegarde à long terme des traditions igbo, des civilisations pré-coloniales nigérianes et des sites emblématiques. Le musée virtuel d’Enugu facilite l’exploration du patrimoine culturel de la ville, indépendamment du temps et du lieu. En un clic, on peut visualiser des artefacts anciens, l’héritage industriel de la ville d’Enugu, dans le sud-est du Nigeria, qui a modelé l’ère industrielle nigériane, ainsi que des histoires culturelles interactives et des histoires orales.
À Séoul, en Asie du Sud-Est, le musée national de Corée (NMK) a réinventé la classique borne d’information permettant de s’orienter et d’explorer un répertoire, en introduisant de la robotique. Aujourd’hui, les gens viennent au musée non seulement pour admirer des œuvres d’art, mais pour aussi apprendre, être inspirés, ou encore pour découvrir des robots. En forme de borne, le robot du NMK enrichit l’expérience éducative au musée, offrant un plan du musée pour guider les visiteurs à travers les salles d’exposition. Le robot peut fournir des informations dans plusieurs langues, y compris la langue des signes. Il s’ajuste automatiquement à la taille du visiteur et livre sur demande d’amples informations sur des sujets spécifiques, et dans une taille de caractères adaptée aux préférences individuelles.

Fig. 1. Le robot du musée national de Corée (2025) © Marion Torterat
Au Brésil, le Museu do Ipiranga, le plus vieux musée de la ville de São Paulo, a tiré profit d’une plateforme numérique gratuite élaborée par le gouvernement et les universités, Tainacan, pour rendre disponible en ligne sa collection, ainsi que des recherches sur les pièces de la collection qui ont été réalisées au fil des décennies. Un partenariat entre Wiki Movimento Brasil, un groupe d’utilisateurs Wikimedia au Brésil, l’université de São Paulo et d’autres partenaires, a généré plusieurs initiatives qui ont permis d’ajouter des éléments numérisés à la base de données Wikimedia et d’enrichir diverses pages Wikipedia. Le secrétaire d’État à la Culture de l’État de Espírito Santo s’est également associé à Wiki Movimento Brasil et InternetLab sur un projet visant à numériser et à rendre disponible les diverses collections publiques de cet État, en utilisant là aussi Tainacan.
Dans le monde entier, on constate que plusieurs pays investissent en priorité dans l’innovation numérique culturelle, et que certains musées intègrent l’IA pour améliorer leur offre culturelle. Le musée du Robot et de l’IA (RAIM) à Séoul est de ceux-là. Il a intégré la robotique et l’intelligence artificielle pour faire évoluer l’expression culturelle. Les robots du RAIM créent de nouvelles possibilités d’innovations culturelles. Tout d’abord, ils servent d’outils éducatifs, fournissant des informations sur les caractéristiques, le contenu et la signification de divers objets culturels. Ensuite, les robots du RAIM divertissent le visiteur en combinant musique, diffusion d’objets d’art coréens, et prestations culturelles. Le musée offre ainsi une expérience culturelle innovante à ses visiteurs, et laisse entrevoir le potentiel futur des secteurs créatifs.
Conclusion
Le potentiel novateur des technologies numériques et de l’IA dans les musées est indéniable : elles offrent un plus large accès aux collections, développent l’engagement du visiteur, et ouvrent de nouvelles voies à l’innovation culturelle. Toutefois, ces opportunités s’accompagnent de complications juridiques et opératoires qui demandent d’être abordées avec précaution – de l’ouverture de l’accès au patrimoine culturel dans le respect des droits des communautés à la garantie d’une réglementation des droits d’auteur équitable et d’une l’utilisation éthique de l’IA. En recommandant des cadres juridiques clairs, équilibrés, et progressistes au groupe de travail sur la culture du G20 et à travers ses partenariats, l’ICOM aide les musées non seulement à adopter les innovations technologiques, mais aussi à accomplir leur mission de gardiens respectés du patrimoine culturel – assurant que l’avenir numérique amplifie toutes les voix, préserve la diversité, et renforce le rôle des musées en tant que moteurs d’un développement culturel et économique durable.