Les musées n'ont pas de frontières,
ils ont un réseau

Laura Zani

Conseillère de direction, chargée de mécénat et des relations internationales des Musées d’art et d’histoire de la Ville de Genève

Un cas exemplaire de lutte contre le trafic illicite.

Le 22 novembre 2016, le Ministère public de Genève a confisqué neufs pièces archéologiques provenant de Syrie, Yémen et Libye, entreposées aux Ports Francs entre 2009 et 2010. L’affaire commence en avril 2013, quand l’Administration fédérale des douanes aux Ports Francs, suite à un contrôle de routine, soupçonne une provenance illégale de ces œuvres. En janvier 2015, un expert mandaté par le Service spécialisé dans le transfert international des biens culturels, auprès de l’Office fédéral de la culture, confirme leur authenticité et leur importance culturelle majeure. En février 2016, sur la base de la prise de position de l’Office fédérale de la culture, les douanes dénoncent l’affaire au Ministère public de Genève qui ouvre une procédure pénale et séquestre les œuvres. Les éléments recueillis durant l’instruction conduisent le Ministère public à conclure que les biens séquestrés proviennent du pillage. Dans l’attente d’être restitués à leurs pays d’origine, le Ministère public de Genève les a confiés à l’expertise scientifique des Musées d’art et d’histoire de la Ville de Genève afin de les conserver et de faire connaître au public l’importance de la saisie.

Les Musées d’art et d’histoire ont répondu présent. Les pièces ont fait l’objet d’un travail de recherche et ont été stabilisées par les restaurateurs du musée. Elles ont ensuite été présentées aux médias et au public. Du 14 mars jusqu’à fin septembre 2017, les biens archéologiques saisis sont accessibles gratuitement aux visiteurs du Musée d’art et d’histoire dans une logique pédagogique et dissuasive en voulant sensibiliser la société aux dommages causés par cette spoliation de l’histoire. Des pièces sont d’ailleurs montrées à côté des caisses dans lesquelles elles sont arrivées de façon illégale à Genève après avoir transité par Doha. Les trafiquants sont très habiles à effacer leurs traces, cette fois, ils n’ont pas réussi. La lutte contre le trafic illicite s’intensifie. Des réseaux clandestins sont démantelés peu à peu grâce aux excellentes collaborations mises en place entre les professionnels du secteur culturel, les services douaniers, la police, la justice, Interpol et ICOM, sous l’égide de l’UNESCO. L’opération de Genève a pu compter sur une coordination étroite entre ces acteurs qui ont tous œuvré à sa réussite.

Les neuf biens archéologiques présentés au Musée d’art et d’histoire ont une valeur historique et culturelle inestimable. Cependant, ils sont mutilées, privées de leur passé, comme tout objet arraché de son contexte archéologique. Les fouilles illégales représentent une atteinte à l’esprit de création de l’humanité, en tant que témoignage de l’histoire nécessaire à l’avenir d’un peuple. Jean-Yves Marin, directeur des Musées d’art et d’histoire, le rappelle: « Il n’y a pas de peuple sans passé. Toute cohésion sociale repose sur un héritage commun. Dès lors, la préservation du patrimoine doit être prise en compte même durant la phase offensive des combats, afin de préparer le retour à la paix et à réconciliation. Personne n’a oublié les images marquantes de la destruction de sites et de musées au Yémen ou en Syrie. Au-delà de la portée symbolique de ces destructions, il s’agit d’abord d’un commerce lucratif qui alimente les marchés européen et nord-américain. »

[1] © MAH, photo : F. Bevilacqua Relief funéraire représentant un portrait féminin sous une klinè Provenance : Syrie, Palmyre Première moitié du IIe siècle après J.-C.
[2] © MAH, photo : B. Jacot-Descombes Tête de prêtre coiffé du modius cylindrique Provenance : Syrie, Palmyre IIe – IIIe siècle après J.-C.

Un cadre législatif particulier

Cette saisie a eu lieu en Suisse à un moment significatif. Le cadre législatif suisse est aujourd’hui très contraignant. Les acquisitions et les transactions de biens culturels sont soumises à des règles précises depuis l’entrée en vigueur en 2005 de la Loi fédérale sur le transfert international des biens culturels. Les dispositions de la Convention de l’UNESCO de 1970 sont désormais intégrées au droit suisse. En 2016, quarante-cinq caisses de pièces issues de fouilles clandestines ont été restituées à l’Italie au terme d’une procédure d’entraide pénale internationale conduite par le Ministère public genevois. Après sept ans de procédure, un sarcophage romain en marbre représentant les douze travaux d’Hercule, excavé illégalement de la nécropole de Perge et importé ensuite en Suisse, sera prochainement restitué à la Turquie, après avoir été présenté à Genève.

Le Professeur Marc-André Renold, titulaire de la Chaire UNESCO en droit international des biens culturels à l’Université de Genève, précise : « La Suisse, pays d’importation et de transit, est un lieu important du commerce de l’art. Elle se trouve malheureusement parfois impliquée dans des saisies pénales et civiles de biens culturels provenant du pillage de sites archéologiques. Je suis d’avis que le grand public a le droit être informé afin que les méfaits du pillage soient connus. »

Une coopération multilatérale croissante

Dans le sillage de la constitution des listes rouges publiées par ICOM, sur la scène diplomatique internationale, les liens se resserrent. Rappelons que le 3 décembre 2016, à Abu Dhabi a eu lieu la conférence internationale « Safeguarding Endangered Cultural Heritage », organisée conjointement par la France et les Émirats arabes unis. Cette rencontre, à laquelle ont participé une quarantaine de nations, a permis la constitution d’un fonds international pour la protection du patrimoine culturel en danger ainsi que la mise en place d’un réseau international de refuges pour sauvegarder de manière provisoire les biens culturels.

Dans le cadre de cette coopération multilatérale, Genève accueillera le siège de l’ALIPH – l’Alliance internationale pour la sauvegarde du patrimoine dans les zones en conflit. Cette fondation a pour but la mobilisation des ressources pour permettre la mise en œuvre de programmes de prévention et de protection en urgence des biens culturels menacés et leur réhabilitation post-conflit. Le Conseil se compose de sept Etats donateurs, d’importants philanthropes, dont Jean Claude Gandur et Thomas Kaplan, se sont déjà engagés, soixante-dix-sept millions de dollar sont disponibles. La France, la Suisse et la Chine ont proposé d’être pays refuge et l’un des premiers chantiers sera d’évaluer la situation des sites culturels en Irak… A suivre.