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L’art comme thérapie : l’approche du musée national du Palais en matière de soins aux personnes atteintes de démence
Hsiu-ling Huang, Ting Jung Hsu et Chieh Ning Huang
Assistant de recherche à la division de l’Éducation, département des Services d’exposition, musée national du Palais, Taipei, Taiwan ;ergothérapeute et directeur de la clinique d’ergothérapie Daoxiang, Taipei, Taiwan ; psychologue au Centre pour le traitement et la recherche sur la démence, Hôpital général des vétérans de Taipei, Taiwan
Depuis 2006, le musée national du Palais (NPM) de Taipei a élargi ses compétences afin de servir sa population vieillissante, conscient de l’impact profond que l’art peut avoir sur les personnes âgées. Taïwan étant en passe d’atteindre le statut de société super-âgée dès 2025, les citoyens seniors sont devenus un public déterminant pour le musée. Afin de répondre de façon adéquate aux défis qui se présentent concernant l’accessibilité de ces visiteurs, le NPM a établi des partenariats avec des maisons de retraite, des bibliothèques et des centres de santé de la ville, offrant des cours spécialisés qui permettent d’associer sa vaste collection d’art de la Chine ancienne aux expériences vécues par des individus de plus de 65 ans. Ces cours encouragent la participation des visiteurs à travers une variété d’approches – notamment à travers la création artistique, la manipulation de répliques, des activités physiques et des visites du musée – permettant d’établir un dialogue intéressant entre les artéfacts et les histoires de vie des personnes âgées.
À la lumière du rapport publié en 2019 par l’Organisation mondiale de la santé, qui affirmait les effets positifs qu’a l’art sur la santé, le bien-être et la gestion de la maladie, le NPM a exploré la manière dont ses collections pourraient contribuer aux soins liés à la démence. La démence est un problème de santé croissant à Taïwan en raison de sa population vieillissante ; une collaboration multidisciplinaire a donc vu le jour en 2021 entre le musée et le Centre pour le traitement et la recherche sur la démence de l’Hôpital général des vétérans de Taipei (TVGH). Ce partenariat a donné naissance au projet « Live for Today: Cognitive Card Set » [Vivre bien aujourd’hui : Jeu de cartes cognitif], un projet novateur qui cherche à améliorer les fonctions cognitives, la communication et l’interaction sociale pour les personnes âgées atteintes d’une démence légère ou de troubles cognitifs liés au vieillissement.
Le projet « Live for Today: Cognitive Card Set »
Inspiré de 60 œuvres d’art soigneusement sélectionnées, le jeu de cartes cognitif est organisé selon 10 catégories thématiques qui reflètent les étapes principales de la vie (l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse) et certains aspects essentiels de la vie tels que la nourriture, les plantes, les animaux, les festivals, les saisons et les chefs d’œuvre classiques. Les cartes sont larges, faciles à manier, et elles sont accompagnées d’un livret d’introduction sur leur intérêt artistique ainsi que d’une notice d’utilisation à l’intention des professionnels de santé, garantissant que l’outil est accessible aussi bien aux patients qu’aux personnels soignants. Cette collaboration a rassemblé des éducateurs du musée, des psychologues et des ergothérapeutes, prouvant l’importance de partenariats intersectoriels dans le développement d’interventions non-pharmacologiques pour les soins liés à la démence.
Ce jeu de cartes offre des usages multiples : il peut être utilisé de façon individuelle, dans des groupes ou bien avec l’implication d’un soignant. L’atelier de formation, organisé par le musée et l’hôpital, vise à explorer des techniques pratiques et à développer des méthodes d’application variées.
Une étude pilote fut réalisée sur les activités thématiques du jeu de cartes dans un centre d’accueil et dans un Centre communautaire pour la démence afin d’évaluer la praticité, l’acceptabilité et l’impact potentiel du jeu sur les personnes âgées atteintes de démence. Au centre d’accueil, trois personnes (un homme et deux femmes, moyenne d’âge 78,3 ans) participèrent à l’étude. Parallèlement, cinq groupes de deux participants (l’un étant atteint de démence et l’autre étant son aidant) furent recrutés dans deux Centres communautaires pour la démence. Ces groupes comprenaient un homme et quatre femmes, dont deux souffraient d’une démence très légère, voire contestable (Évaluation clinique de la démence : 0,5) et trois d’une démence légère (Évaluation clinique de la démence : 1), pour une moyenne d’âge de 76,4 ans. Cette étude offrit des données précieuses sur la manière dont le projet « Live for Today » peut améliorer l’implication et le soutien vis-à-vis des personnes atteintes de troubles cognitifs liés à l’âge.
Figs. 2 et 3. Personnes âgées participant au programme « Live for today » du NPM, organisé par Ting-Jung Hsu, ergothérapeute. Photos reproduites avec l’aimable autorisation de Marion Tsai.
Les premiers résultats révélèrent que les œuvres d’art illustrant la vie de tous les jours – telles que des scènes extraites de Up the River During Qingming [La Fête de Qingming au bord de la rivière], une peinture classique chinoise dont il existe plusieurs versions et qui représente des scènes agricoles, la famille, le mariage, la vie à l’école et des personnes de tous les milieux – suscitaient d’importantes réactions émotionnelles auprès des personnes âgées atteintes de démence. Ces œuvres évoquaient des souvenirs personnels, provoquant à la fois réminiscence et implication dans l’activité. Par exemple, tandis que le Sujet A observait une scène agricole (voir Fig. 4) – un détail de la version de Qiu Ying (vers 1494-1552) – il ou elle fit le commentaire suivant : « Lorsque j’étais enfant, nous n’avions pas de vache pour labourer les champs alors tout se faisait manuellement. Ma mère se servait d’une pelle pour labourer la terre. Elle se levait à 3 heures du matin pour préparer le petit-déjeuner qu’on prenait tous à 5 heures, puis elle partait travailler aux champs. »
Le Sujet B se souvint d’une histoire similaire : « Lorsqu’il n’y avait pas suffisamment de main d’œuvre pour les tâches agricoles, je devais m’occuper de tout : niveler la terre, enlever les mauvaises herbes, planter le riz puis plus tard le récolter. Les voisins s’entraidaient aussi. Après la récolte, ils partageaient une partie de leurs gains, et ils préparaient souvent du porridge pour nourrir tout le monde. »
Fig. 4. Une carte de « Live for today ». Détail de la peinture La Fête de Qingming au bord de la rivière de Qiu Ying. Photo reproduite avec l’aimable autorisation du musée national du Palais.
En regardant la carte qui représente un mariage (Fig. 5), le Sujet A rapporta un autre souvenir personnel : « Ma sœur aînée s’est mariée comme ça, mais j’étais très jeune à l’époque. Je ne m’en souviens pas bien. » Le Sujet C donna plus de détails sur la façon dont ces mariages se déroulaient : « La jeune mariée pleurait en général dans la chaise à porteurs, en route vers la maison de son époux. Juste avant d’arriver, une des personnes placées à l’avant lui demandait gentiment d’arrêter. Une fois que la chaise avait atteint sa destination, le marié donnait un coup dans la portière et invitait la mariée à descendre. »
Fig. 5. Une carte de « Live for today ». Détail de la peinture La Fête de Qingming au bord de la rivière, version de la dynastie Qing, 18e siècle. Photo reproduite avec l’aimable autorisation du musée national du Palais.
Lorsque les personnes atteintes de démence sont accompagnées par des membres de leur famille, ils partagent une expérience qui leur permet de découvrir et apprécier l’art ensemble. Les représentations réalistes de la vie de tous les jours ont davantage le pouvoir d’évoquer des souvenirs nostalgiques que des dessins au trait simplifiés.
Un proche d’une personne souffrant de démence rapportait ainsi : « Maman a commencé à se servir d’images pour documenter sa vie. Les œuvres d’art du musée national du Palais, loin d’être des images simplistes, éveillent son appréciation de la beauté et la poussent à s’impliquer davantage. Elle s’est également rendu compte que ces œuvres lui permettent de tisser des liens avec les autres et de partager son expérience. »
Ce genre de retour venant des participants ou de leurs aidants indique clairement que le jeu de cartes a contribué à produire des expériences émotionnelles positives, à renforcer les interactions sociales et même à alléger le poids des aidants, en améliorant l’humeur et la communication avec les seniors.
Conclusion
Le succès du jeu de cartes cognitif a entraîné de nouvelles collaborations interdisciplinaires. Depuis son lancement, le NPM et le TVGH ont organisé conjointement sept ateliers de formation, impliquant en tout plus de 350 professionnels de santé et prestataires de services sur toute l’île de Taïwan. Cette initiative prouve à quel point le fait d’intégrer l’art aux soins est bénéfique et met en valeur le rôle crucial que les musées peuvent jouer pour améliorer la qualité de vie des individus vivant avec la démence.
À travers ce projet novateur, le NPM a montré que les collections de musée avaient le pouvoir de transcender les limites traditionnelles : ces institutions servent non seulement de dépôt pour le patrimoine culturel mais aussi de ressource dynamique permettant la promotion du bien-être au sein de la communauté.