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juin 20, 2025

ICOM Voices Veiller à ce que les vies des personnes queer ne tombent pas dans l’oubli : préserver l’histoire personnelle des seniors LGBTQ+ à travers le Queer Legacies Project

Suhaly Bautista-Carolina

Responsable des Programmes publics et des Partenariats à l’American LGBTQ+ Museum

Mots clés : LGBTQ+, mémoire, communauté, seniors, préservation 

Lorsque l’équipe de lAmerican LGBTQ+ Museum rencontrait des personnes âgées queer, ces dernières exprimaient très souvent la même inquiétude, à savoir que leur vie – et leur histoire – ne tombe dans l’oubli. L’équipe en charge des programmes prit alors l’initiative de créer le Queer Legacies Project, un projet qui met en lumière et préserve les trajectoires personnelles des seniors queer à travers des ateliers proposés par le musée lors desquels leurs archives peuvent être numérisées et passer ainsi à la postérité.

Les débuts d’un musée en développement

L’American LGBTQ+ Museum fut imaginé pour la première fois en 2017 lorsqu’un groupe − dont faisait partie Richard Burns, devenu par la suite le président du conseil d’administration du musée − se réunit pour débattre du besoin urgent de recueillir les voix de témoins des 60 dernières années, époque des plus grandes avancées de l’histoire de la communauté LGBTQ+. Ce groupe réunit alors des fonds dans le but de financer le musée, et réalisa une enquête auprès d’environ 40 000 américains LGBTQ+ à travers le pays afin de recueillir leur point de vue sur quels récits rapporter.

Le musée ouvrira ses portes à l’automne 2027 dans les locaux de la New York Historical Society, une organisation culturelle qui comprend un musée d’histoire et une bibliothèque dans l’Upper West Side de Manhattan. La construction du nouveau musée a commencé en décembre 2024, et cette adjonction marque un développement très important pour le New York Historical Museum, qui est le plus ancien musée de la ville de New York.

Les débuts de la construction furent célébrés lors d’un événement qui rassembla plus de 450 personnes venues écouter des activistes, des artistes et des élu·e·s parler de l’importance de transmettre le récit des personnes queer dans leurs propres mots. Tout en documentant le passé, l’American LGBTQ+ Museum, premier musée de New York consacré exclusivement à la préservation, à l’étude et au partage de l’histoire et de la culture LGBTQ+, sera également tourné vers un futur où des personnes issues des milieux les plus divers peuvent se réunir et connaître la joie d’échanger librement. Nos équipes travaillent sur plusieurs projets et programmes mis en place avant même l’ouverture de l’espace physique du musée ; cet article s’intéresse plus précisément à l’une de ces initiatives : le Queer Legacies Project (QLP).

Fig. 1. Autocollant de l’édition 2024 du logo des Fiertés du musée. Photo © Leandro Justen.

Préserver les souvenirs des seniors queer

Il y a parmi nous des personnes LGBTQ+ qui ont vécu certains des événements les plus marquants de l’histoire des droits civiques, à savoir les émeutes de Stonewall, la lutte contre l’épidémie de SIDA et la légalisation du mariage homosexuel. Ces personnes, certaines étant aujourd’hui âgées, ne seront pas éternelles. À l’American LGBTQ+ Museum, nous avons ressenti l’urgence de préserver leur histoire tant qu’il était encore temps ; nous avons ainsi élaboré le projet Queer Legacies [Héritages queer], une série d’ateliers en présentiel lors desquels des personnes âgées partagent leur histoire et leurs archives personnelles. Les matériaux qu’elles fournissent sont numérisés, et les participant·e·s acquièrent une copie numérique de leurs documents. Iels ont aussi la possibilité d’en offrir une au musée pour un usage éventuel lors d’expositions futures, ce que la plupart acceptent de faire.

Fig. 2. Participant·e au QLP montrant un journal féministe qui n’est plus publié. Photo © Leandro Justen.

Le projet est né de commentaires qui nous sont parvenus alors que nous cherchions à façonner l’avenir du musée. Des personnes âgées s’inquiétaient de voir disparaître leur histoire et leurs archives. Selon ces dernières, elles avaient vécu une période déterminante de l’histoire, et leurs expériences méritaient d’être préservées.

Nous partageons cette opinion, nous avons donc vu ces témoignages comme l’occasion de mettre en valeur les expériences des personnes âgées – parfois ignorées par les jeunes générations. De plus, nous avons estimé que, dans un contexte où les personnes queer sont confrontées à des attaques continues dans l’ensemble de la culture, nos ateliers pourraient être des espaces de résistance où les histoires LGBTQ+ ne pourraient être écartées.

Si un travail important a déjà été réalisé pour préserver l’héritage de personnalités connues de la lutte pour les droits LGBTQ+, la vie et l’expérience de personnes moins connues qui ont, elles aussi, vécu cette époque de changements majeurs, méritent également d’être préservées. Nous voulions nous assurer que les générations futures pourraient s’intéresser à ces vies et apprendre d’elles.

Fig. 3. Participant au QLP montrant une photo et la carte d’un ancien bar gay. Photo © Leandro Justen.

Des partenariats avec des organisations spécialisées

Nous avons établi des partenariats avec deux organisations remarquables afin de mettre en place nos premiers ateliers : The Feminist Institute, qui a réalisé un travail exemplaire dans l’archivage et la préservation numérique ; et SAGE, une organisation vouée à la défense des seniors LGBTQ+ qui leur offre des services et dispose de plusieurs centres à travers les États-Unis.

SAGE a créé une communauté pour les seniors queer, y compris pour les membres de communautés marginalisées dont le récit, la plupart du temps, n’est généralement pas pris en compte. Toutes ces raisons ont fait de SAGE un partenaire idéal pour nous. En collaboration avec cette organisation, nous avons réuni des seniors queer à New York afin qu’ils participent à nos ateliers, qui se sont déroulés en mars 2025 au centre SAGE Edie Windsor de Manhattan.

Fig. 4. Suhaly Bautista-Carolina avec des participant·e·s au QLP. Photo © Leandro Justen.

Le Feminist Institute a ouvert la voie pour notre projet en préservant et numérisant des contributions féministes à la culture, notamment lors des événements éphémères « Memory Lab » [Laboratoires de la mémoire] qu’il a organisés à New York à l’intention du grand public. Nous avons eu l’immense chance de compter sur la présence d’Allison Elliott, responsable des Archives et des Programmes au Feminist Institute, qui a pris en main les aspects techniques de notre atelier. La numérisation, selon elle, est le meilleur moyen de construire l’histoire d’une communauté depuis la base.

La procédure implique de rassembler des documents sur une variété de supports – photos, journaux, films, cassettes VHS, etc. – et de les numériser afin qu’ils puissent être placés sur une clé USB et/ou accessibles en ligne. Une fois que leurs documents ont été numérisés, les participant·e·s reçoivent une clé USB qu’ils rapportent chez eux. On leur donne également l’option de léguer leurs fichiers numériques au musée pour d’éventuelles expositions futures qui pourraient être consacrées à divers sujets comme la culture des boîtes de nuit à New York dans les années 1970.

Fig. 5. Participant·e au QLP avec l’archiviste invité Christopher Stahling. Photo © Leandro Justen.

L’un des résultats les plus positifs de l’atelier a été la façon dont il a favorisé les conversations entre les générations. Les personnes chargées de numériser les documents – membres du personnel du Feminist Institute et de l’American LGBTQ+ Museum formés spécialement pour cette tâche – n’appartenaient pas, dans la grande majorité, à la même génération que les seniors qui participaient à l’atelier, ce qui a donné lieu à de riches échanges intergénérationnels.

On a pu compter également sur la participation de personnes plus jeunes, notamment de jeunes personnes queer d’une vingtaine ou trentaine d’années, qui ont apporté des albums de famille et d’autres matériaux. L’artiste Yanni Young a numérisé une photo qui la représente petite, assise sur un dessus-de-lit confectionné par sa grand-mère. « Lorsqu’on tisse des liens avec des personnes d’autres générations, a-t-elle confié, c’est comme un baume, cela fait chaud au cœur. »

Le musée a, lors de ces ateliers, rassemblé des photographies et d’autres archives datant de plus de 50 ans. Mary Ellen Liona, une participante de 85 ans, a numérisé des photos qui représentent la vie de sa famille à Brooklyn. « Notre ville et notre monde ont tellement changé, a-t-elle constaté. Les jeunes ne savent rien de notre passé. Le but est de leur montrer à quoi ressemblaient la ville de New York et Brooklyn il y a 60, 70 ans. Et à quel point on s’est amusé ! »

Conclusion

Quatre ateliers du Queer Legacies Project se sont déroulés en mars 2025. Ils ont attiré près de 60 participant·e·s au total. Afin de présenter cette initiative, l’American LGBTQ+ Museum, en partenariat avec Jessie Levandow et le studio créatif Mala Forever, a établi une série de vidéos mettant en valeur les voix et les expériences de ceux qui ont été impliqués dans le projet. Quelques épisodes sont désormais en ligne. Une deuxième série d’ateliers aura lieu cet automne à Harlem, à New York. Pour répondre à des besoins exprimés par les participants, le musée projette d’ajouter aux ateliers une composante de dialogue intergénérationnel, potentiellement en assignant un·e bénévole à chaque participant·e lors des séances.

Les conversations qui ont déjà eu lieu lors de ces premiers ateliers nous rappellent à quel point il est important de relater le récit des personnes queer qui n’ont jamais fait la une des journaux, mais dont la vie fut tout aussi significative. Le Queer Legacies Project est l’une des premières initiatives destinées à honorer ces américains LGBTQ+ qui furent témoins et/ou acteurs d’une période de progrès considérables dans la lutte pour leurs droits civiques. Leur histoire ne doit jamais être oubliée.

Fig. 6. Employé·e·s de l’American LGBTQ+ Museum et du Feminist Institute avec des participant·e·s au QLP. Photo © Leandro Justen.