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mars 29, 2024

ICOM VoicesL’usage des langues autochtones dans les expositions : une réflexion sur les musées de Taïwan

I-Yun Cheng

Doctorante à l’université de Sydney (faculté des arts et des sciences sociales)

Introduction

La Journée internationale de la langue maternelle est célébrée chaque année le 21 février. Cette initiative, venue du Pakistan oriental (aujourd’hui connu comme étant le Bangladesh) et du Pakistan occidental (aujourd’hui appelé Pakistan), vise à souligner l’importance de la diversité linguistique et culturelle à travers le monde ; une thématique qui est de plus en plus mise en avant. La Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032), proclamée par les Nations unies, est une initiative qui va également en ce sens et qui insiste encore davantage sur les questions de conservation et de revitalisation des langues autochtones – et en particulier de celles qui sont en danger d’extinction.

Un nouveau musée national dédié aux peuples aborigènes doit ouvrir ses portes à Taïwan en 2027. Dans la mesure où la majorité des langues autochtones à Taïwan sont en voie de disparition, il est d’une importance vitale que les musées taïwanais qui traitent du patrimoine autochtone participent à la préservation de ces langues – d’autant plus qu’il est possible que certaines de celles qui sont menacées d’extinction ne soient plus parlées lorsque le musée ouvrira officiellement ses portes.

Les musées taïwanais et les langues autochtones

Fort heureusement, les musées et les institutions culturelles à Taïwan participent de plus en plus aux efforts de préservation des langues autochtones déployés dans le but de sauvegarder le patrimoine culturel autochtone ; en effet, on note qu’une prise de conscience générale s’est opérée concernant les droits des peuples aborigènes et l’importance de la diversité linguistique. Selon le linguiste Robert Blust, Taïwan serait le lieu d’origine des langues austronésiennes, parmi lesquelles on compte les langues autochtones taïwanaises, le filipino, le malais, l’indonésien, le fidjien, le samoan, le tonguien, le palau, le hiri motou, le maori, le malgache et d’autres encore.

Fig. 1. Seize langues autochtones taïwanaises présentées dans l’exposition temporaire organisée par le Comité de justice historique et de justice pour la transition de l’Administration présidentielle en faveur des aborigènes. © I-Yun Cheng au Parc culturel et créatif de Songshan (10/12/2020)

Ainsi, la préservation des langues autochtones à Taïwan est cruciale pour encourager la diversité linguistique et la durabilité des langues austronésiennes. Les langues sont des composants essentiels de la culture ethnique du point de vue des sciences humaines et sociales. Selon la nouvelle définition du musée établie par l’ICOM, les musées ont un rôle déterminant à jouer dans la protection et l’interprétation du patrimoine matériel comme immatériel afin de promouvoir la diversité et la durabilité pour le public. Il est donc essentiel que les musées taïwanais s’attachent à préserver les langues autochtones par le biais de la conservation et de la médiation.

Les musées taïwanais, devenus les gardiens du patrimoine culturel des locuteurs natifs des langues autochtones, doivent-ils endosser la responsabilité de la revitalisation de ces langues ? La question fait débat. La population aborigène, qui ne correspond qu’à 3 % de la population taïwanaise, n’est que très peu présente dans les musées, que ce soit en tant que public ou en tant que professionnels. Aussi, certains conservateurs pourraient considérer qu’il n’est pas nécessaire de fournir une version des guides audio et des contenus écrits dans les langues autochtones (en particulier pour les musées comptant sur des ressources humaines et des budgets limités).  De mon point de vue, même si prendre la responsabilité de conserver et de récupérer des langues autochtones peut rendre le travail des conservateurs plus compliqué, ce n’est pas une raison pour cesser de mettre en place une diversité linguistique dans les musées qui traitent du patrimoine autochtone. C’est pourquoi je vais m’attacher, dans les paragraphes suivants, à étudier et comparer deux expositions sur des artefacts autochtones afin d’analyser l’usage des langues autochtones dans les musées taïwanais.

Étude de cas 1 : musée Shung Ye des Aborigènes de Formose (順益台灣原住民博物館)

Le musée Shung Ye des Aborigènes de Formose a été fondé le 9 juin 1994. Bien qu’il s’agisse d’un musée privé, il comporte une grande variété d’artefacts autochtones taïwanais, plus qu’aucune autre institution culturelle soutenue ou gérée par le secteur public à Taïwan. Afin de contribuer à préserver le patrimoine culturel aborigène, ce musée collabore souvent avec des spécialistes des études autochtones ou des communautés autochtones pour monter des expositions ou lancer des événements culturels. Toutefois, d’après ce que j’ai pu observer lors de mes visites, la plupart des contenus, que ce soit dans les expositions permanentes ou dans les expositions temporaires, n’étaient pas présentés dans les langues autochtones taïwanaises. Les panneaux de l’exposition permanente, qui ont été conçus en prenant en compte les croyances et les rituels des peuples aborigènes taïwanais, leur environnement naturel, les ustensiles qu’ils utilisent dans leur vie quotidienne, leur habitat, leur habillement, leurs décorations et leur culture, ont par exemple été écrits en mandarin et en anglais, en excluant les langues autochtones. Or, je doute qu’il soit possible d’aborder la vie autochtone sans qu’il y ait une présence des éléments linguistiques ou des liens vers la langue concernée dans les expositions. Bien que ce soit sans doute la conséquence d’un budget limité, je dois avouer avoir été déçue, ce musée étant souvent considéré comme l’un des musées privés les plus célèbres pour les collections aborigènes à Taïwan. J’espère qu’à l’avenir leurs expositions pourront inclure et représenter plus précisément les langues autochtones taïwanaises.

Fig. 2. Sur le panneau introductif concernant le peuple atayal, l’un des peuples autochtones taïwanais, le mot « instruments en bambou » a été écrit en mandarin et en anglais, mais pas dans la langue atayal. © I-Yun Cheng au musée Shung Ye des Aborigènes de Formose (24/12/2021)

Étude de cas 2 : l’exposition Lawbubulu: les Trésors des Rukai: le retour d’artefacts centenaires du Musée national de Taïwan et de la commune de Wutai, du 20/06/2023 au 10/03/2024

Ce n’est qu’en juillet 2023 que j’ai visité une exposition autochtone organisée comme je l’avais toujours espéré. Cette exposition temporaire présentait un ensemble d’artefacts historiques du peuple Rukai : échantillons de tissage, poteries, sculptures et couteaux. D’après le musée, certaines des pièces dataient d’une centaine d’années. L’exposition Lawbubulu, au Musée national de Taïwan (NTM), comportait au total 150 artefacts du peuple Rukai : 63 de ces objets provenaient des dépôts du NTM, 19 du musée de la Culture rukai situé dans la commune de Wutai, 67 avaient été prêtés par des tribus Rukai et 1 avant-toit en bois sculpté provenait du musée d’Anthropologie de l’université nationale de Taïwan. Même si j’ai bien sûr été ravie de voir ces pièces extraordinaires, j’ai été particulièrement impressionnée par les cartels de l’exposition : en effet, l’équipe en charge de l’exposition a fourni des informations dans la langue rukai et non pas seulement en mandarin et en anglais. Bien que les touristes qui visitent le musée ne comprennent pas tous la langue rukai, cette représentation linguistique permet de mieux incarner la culture rukai, dans la mesure où le mandarin et l’anglais ne font pas toujours partie de la vie quotidienne du peuple Rukai. Cela m’a rappelé le point de vue du professeur Masegeseg Z. Gadu, éminent linguiste autochtone du peuple paiwan et ancien directeur du Musée national de la préhistoire à Taïwan : selon lui, les langues servent non seulement à communiquer mais également à mettre au jour le véritable récit derrière les objets exposés.

Fig. 3. Le panneau d’exposition en langue rukai dans l’exposition Kialreba : de retour à Wutai. © I-Yun Cheng au Musée national de Taïwan (10/07/2023)

Conclusion

Le montage d’une exposition requiert d’amples connaissances sur les artefacts. Cependant, le patrimoine immatériel autochtone (qui inclut l’histoire orale, les savoirs traditionnels, etc.) peut difficilement être compris si l’on ne parle pas la langue autochtone en question. Les langues autochtones rendent souvent l’expérience plus immersive et dynamique par le biais de textes interprétatifs, d’aides audio ou de médiateurs qui transmettent de solides connaissances sur le sujet (et qui peuvent être autochtones), comme le montre l’exemple du NTM. En outre, la participation des musées au processus de décolonisation et aux efforts en faveur de la justice sociale est une préoccupation actuelle dans le domaine muséal. Il n’est pas acceptable de continuer à représenter les patrimoines autochtones à travers le prisme des colonisateurs, en particulier dans les musées qui abritent des objets acquis à travers des pratiques coloniales. Il est ainsi essentiel de pratiquer la diversité linguistique pour représenter les patrimoines autochtones et pour atteindre la durabilité culturelle.

Références
Musée Shung Ye des Aborigènes de Formose, exposition permanente. Consultée le 21/10/2023 :
https://www.museum.org.tw/exhibitions.php?id=3.
Musée national de Taïwan, exposition temporaire (2023) : Kialreba : de retour à Wutai. Consultée le 25/02/2024 :
https://event.culture.tw/mocweb/reg/NTM/Detail.init.ctractId=30056&request_locale=en&useLanguage=en.